12.12.15

PHILIPPE DE VILMORIN ET LES IRIS

A l'origine... 

 Il y avait longtemps que dans la famille Lévêque de Vilmorin on s'intéressait à l'hybridation, quand Henry de Vilmorin, alors président de l'entreprise familiale, fit en 1895 l'acquisition de la variété d'iris dénommée 'Amas', réputée pour la taille exceptionnelle de ses fleurs. Il avait en tête l'idée d'utiliser ce cultivar pour transformer les iris de jardin et en faire des fleurs imposantes et susceptibles de plaire à de nombreux amateurs.

 Cet 'Amas' est une variété d'iris découverte quelque part dans le nord de la Turquie. Comme d'autres iris récoltés dans la région, qui portent le nom de I. mesopotamica, I. trojana ou I. cypriana, il porte des fleurs de belle taille, bien disposées le long de la tige, mais uniformément violettes. Il a été introduit en Grande-Bretagne vers 1885 par Sir Michael Foster, une personnalité unanimement reconnue dans le monde des iris de l'époque. C'est lui qui lui a donné le nom de 'Amas', en rapport avec la région dont la plante était originaire.

En tentant des hybridations avec cet iris Henry de Vilmorin était convaincu qu'il allait parvenir à une amélioration de l'espèce, tout comme il avait procédé précédemment avec le blé ou comme son père avait fait avec la betterave à sucre. C'était tout juste de l'inspiration car à l'époque on n'avait encore aucune connaissance de la génétique des plantes et la notion de diploïdie ou de tétraploïdie n'existait pas. 'Amas', comme les autres iris du Proche Orient, était tétraploïde (c'est à dire possédant 4N chromosomes, 2N étant le nombre de base), alors que les iris d'Europe étaient seulement diploïdes, donc avec deux fois moins de chromosomes, mais cela personne n'en avait connaissance en 1895.

 Pour cette opération Henry de Vilmorin était assisté de son fils Philippe, exactement Joseph Marie Philippe, né à Verrières le Buisson en 1872 et décédé au même endroit en 1917. Ce passionné d'horticulture est aussi à l'origine d'une prestigieuse famille, avec six enfants dont deux filles qui ont atteint la célébrité dans les années qui ont précédé et suivi la seconde guerre mondiale : Marie-Pierre, connue comme Mapie de Toulouse-Lautrec, et Louise, qui s'est fait un nom dans les lettres plus encore qu'à cause de sa liaison avec André Malraux, sur la fin de leur vie respective.

Cependant la place prise par les Vilmorin dans le monde des iris n'aurait pas pu se faire sans l'intervention de leur chef jardinier Séraphin Mottet. On ne peut pas parler du rôle de la famille de Vilmorin dans le développement des iris modernes sans s'arrêter un moment sur la personne de Séraphin Mottet.

 Séraphin Mottet est né en 1861 et, après des études scientifiques, est entré chez Vilmorin-Andrieux en 1880. La plus grande part de sa vie professionnelle s’est déroulée au sein de cette entreprise majeure à laquelle il est toujours resté fidèle et dévoué. Par la suite, celui qui était si longtemps resté dans l’ombre de Henri, Philippe puis Jacques de Vilmorin a volé de ses propres ailes et a consacré son temps à l’enseignement et à l’écriture.

 La loyauté est sûrement la qualité majeure de Séraphin Mottet : si la maison Vilmorin, au début du 20eme siècle, a été la référence en matière d’iris, c’est à cet homme qu’elle le doit, mais il n’y a aucune variété qui porte entre parenthèses le nom de Mottet. Pourtant des iris comme ‘Ambassadeur’ (1920) et ‘Alliés’ (1922) sont très certainement l’œuvre de cet homme.

 Clarence Mahan, dans son ouvrage « Classic Irises and the Men and Women who created them » auquel la présente chronique fait largement appel, le décrit comme une personne de petite taille, toujours tirée à quatre épingles, avec une élégance un peu appuyée. D’après lui, il aurait pu servir de modèle à Agatha Christie pour son célèbre Hercule Poirot, avec néanmoins une barbe toujours impeccablement taillée, ce que ne porte pas le fameux détective ! Sous cette apparence particulière se trouvait un personnage cultivé, parlant parfaitement l’anglais, au point de traduire des ouvrages de botanique ou d’horticulture. Car les iris ne constituaient pas son seul pôle d’intérêt. Dès 1892 il a rédigé, seul ou en compagnie d’autres botanistes, un grand nombre d’ouvrages didactiques sur les rosiers, les pommes de terre, les œillets ou les conifères… Mais c’est cependant aux iris qu’il a consacré la majeure partie de son œuvre, tout en restant dans l'ombre de son employeur.

Ce sont donc Henry de Vilmorin, son fils Philippe et Séraphin Mottet qui vont donner une nouvelle orientation à l'entreprise et en faire un des leaders mondiaux de l'hybridation des iris. Cependant cette triplette sera de courte durée puisque Henry de Vilmorin décèdera en 1899. C'est Philippe de Vilmorin qui prend alors la tête de l'affaire familiale. Il est manifestement très intéressé par la culture et l'hybridation des iris. C'est pour cela qu'en 1903, au moment où son confrère Verdier disparaît, il rachète sa collection d'iris botaniques et de cultivars anciens.

 Cette riche collection, certainement la plus belle de l'époque, est, avec les iris tétraploïdes moyen-orientaux, à la base du travail d'hybridation de la firme Vilmorin-Andrieux qui a consisté à l'assemblage des qualités des grands iris comme 'Amas', malheureusement monochromes, et des teintes variées des variétés européennes.

 Peu à peu la collection de Philippe de Vilmorin, installée à Verrière le Buisson dans la propriété familiale, s'est enrichie et elle a atteint environ deux cents variétés ou espèces au début des années 1910. Le travail de Séraphin Mottet y était pour beaucoup. En effet si tous les iris nouveaux obtenus étaient introduits sous le nom de Vilmorin-Andrieux, il s'agissait du résultat des croisements réalisés par Séraphin Mottet pour le compte de son patron et sélectionnés par l'un et l'autre. Du travail à quatre mains en quelque sorte.

Les premiers iris inscrits au catalogue Vilmorin l'ont été dès 1904. Clarence Mahan précise que parmi les nouveautés il y avait quatre iris de grande taille issus des croisements réalisés à partir du fameux 'Amas'. Il s'agissait de 'Tamerlan', 'Isoline', 'Miriam' et 'Loute'. Tous les quatre marquent le début d'une nouvelle ère dans le domaine des grands iris de jardin, une ère qui dure encore aujourd'hui. En ceci Philippe de Vilmorin a été un véritable précurseur auquel tous les amateurs d'iris doivent rendre hommage.

Un coup d’œil à ces nouveaux iris est nécessaire.

 'Tamerlan' a de grosses fleurs avec des pétales rouge violacé et des sépales d'un bleu violacé plus foncé, marqués de bronze aux épaules et ornés de barbes orange. C'est un réel progrès par rapports aux iris issus des seules espèces I. trojana ou I. cypriana, fort proches l'une de l'autre, mais uniformément violets. C'était un iris tétraploïdes, mais personne n'en savait rien en 1904 !

 Les trois autres variétés introduites cette année-là se sont révélées être des iris triploïdes, c'est à dire possédant seulement trois lots de chromosomes, un lot provenant de la variété ancienne utilisée dans le croisement, les deux autres apportés par l'iris « moderne ». Malheureusement, les plantes triploïdes sont le plu souvent stériles et c'est le cas pour au moins deux des trois iris en cause.

 'Isoline' avait des pétales beige rosé cerclés de brun cannelle, et des sépales violets veinés de roux près des barbes orange. On le trouve encore dans certains jardins de collectionneurs, essentiellement aux USA. A noter que, dans certaines circonstances, malgré sa triploïdie, 'Isoline' c'est révélé fertile et qu'on connaît au moins deux de ses descendants : 'Magnifica' (Vilmorin, 1919) et 'Rhea' (E.B. Williamson, 1928).

 Il semble que depuis longtemps 'Miriam' ait disparu. Il est décrit comme ayant des pétales blanc veinés de lilas et des sépales dans les mêmes tons mais avec des veines plus larges et plus foncées.

Quant à 'Loute', c'était un iris de deux tons de violet infus et veiné de bronze, nommé ainsi en souvenir du chien de Mme Jeanne Lemaire, une artiste peintre amie de Marcel Proust, et bien connue dans les cercles artistiques de la Belle Époque, chien dont la mort avait profondément troublé sa propriétaire. Cet iris triploïde s'est, semble-t-il parfois montré fertile puisqu'on dit que la variété américaine rose 'Coralie' (Ayres, 1931) en serait un descendant.

Toutes ces informations ont été recueillies par Clarence Mahan, et c'est dans son livre qu'on les trouve.

L'apogée. 

 Les années qui suivirent virent le catalogue d'iris de Vilmorin-Andrieux s'enrichir de nouvelles variétés obtenues par le couple Vilmorin-Mottet. On ne peut pas tous les citer mais l'un d'entre eux, 'Oriflamme' (1907) est devenu emblématique du travail de la maison Vilmorin. Il possède effectivement les qualités de taille et de robustesse de son parent 'Amas' et des couleurs vives et attrayantes, dans les tons de bleu avec une zone blanche sous les barbes. Il fait partie des variétés de base de l'hybridation moderne.

 Philippe de Vilmorin avait eu l'idée d'organiser, à Paris, une grande conférence internationale sur les iris. Le projet avait pris corps dès 1914 et Séraphin Mottet, à la demande de son patron, avait tout organisé. Il présenta son projet en juin 1914, mais les événements qui allaient se produire dans les semaines suivantes allaient repousser de plusieurs années la réalisation de cette conférence. Entre temps, hélas, Philippe de Vilmorin était décédé en 1917 et c'est son cousin Jacques de Vilmorin qui avait pris les rênes de l'entreprise.

Jacques de Vilmorin, un jeune homme dynamique et entreprenant, n'avait certes pas la passion de Philippe pour les iris, mais il était bien conscient de l'importance de cette fleur pour la renommée et le prestige de la maison Vilmorin-Andrieux. Il poursuivit le projet initié par Philippe et Mottet mais le plaça sous la houlette de la Société Nationale d'Horticulture.

 La conférence se déroula à partir du 27 mai 1922. Elle rassembla environ 60 délégués venus de France, Grande-Bretagne, Suisse et Etats-Unis qui se réunirent dans les locaux de la SNHF. La Société Vilmorin-Andrieux et Jacques de Vilmorin, personnellement, en assuraient en grande partie le financement.

Le 29 mai les participants se rendirent à Verrière le Buisson, dans la propriété des Vilmorin. Ils y furent accueillis par tout le staff de l’entreprise. Séraphin Mottet était là, lui-aussi, bien qu'il ait quitté depuis peu ses fonctions pour devenir professeur d'horticulture à l'Ecole d'Horticulture d'Igny, à quelques kilomètres de là. Ils visitèrent toutes les installations, toutes les plantations et furent particulièrement émerveillés par les champs d'iris où se trouvaient la plupart des iris anciens et modernes produits partout dans le monde, ainsi que tous les cultivars introduits par Vilmorin-Andrieux.

 Il y avait, là, la fameuse variété 'Caprice' (1904), rouge violacé, le superbe violet deux tons 'Monsignor' (1907), le mauve/violet 'Alcazar' (1910), le plicata 'Parisiana' (1913), le pourpre 'Archevêque' (1911), le « vieux » 'Diane' (1902) et le grand 'Dejazet' (1914), en rose magenta. 'Ambigu' (1916) en deux tons de grenat, partageait la vedette avec les dernières obtentions de la Maison : 'Magnifica' (1919), 'Ballerine' (1920), 'Ambassadeur' (1920), et le tout nouveau et spectaculaire 'Alliés' (1922).

 Cette conférence de 1922 marqua l'apogée de la famille Vilmorin dans le domaine des iris. Elle en fut aussi le chant du cygne. Clarence Mahan écrit à ce sujet : « Avec la mort de Philippe de Vilmorin pendant la guerre et le départ de Mottet, Vilmorin-Andrieux et Compagnie a perdu sa passion pour les iris. »

 Le flambeau des créations spectaculaires et génétiquement intéressantes est passé à Ferdinand Cayeux qui a acquis, au cours des années 1920, une réputation d'excellence mondiale.

Pour citer une dernière fois Clarence Mahan, voici comment il parle de la fin du rôle de Vilmorin : « Vilmorin-Adrieux et Cie was like a great shooting star in the world of irises during the first three decades of the 20th century. The firm appeared in the iris scene suddenly. It enchanted the horticultural world with its splendid large-flowered irises (...). It changed the world of irises for ever, and then it was gone. (…) But the name Vilmorin is and will ever be incandescent in the hearts of men and women who love irises. » « Vilmorin-Andrieux et Cie a été comme une étoile filante illuminant le monde des iris pendant les trois premières décades du 20eme siècle. La firme est apparue subitement sur la scène des iris. Elle a enchanté le monde de l’horticulture avec ses iris splendides à grosses fleurs (...). Elle a changé pour toujours le monde des iris avant d'en disparaître. (…) Mais le nom de Vilmorin est et restera à jamais incandescent dans le cœur des hommes et des femmes qui aiment les iris. »

 Illustrations : 


'Ambassadeur' 


 'Ballerine' 


 'Caprice' 

 'Tamerlan'

2 commentaires:

  1. L'anglais decade se traduit par décennie. Le français décade est une période de dix jours!

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  2. L'anglais decade se traduit par décennie. Le français décade est une période de dix jours!

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