Emile Zola (Le Ventre de Paris)
Vers les halles
Passé le pont de Neuilly, dans le grand silence de la nuit, la carriole de Violette remontait l’avenue au rythme léger du mulet qui la tirait. Les façades endormies des immeubles renvoyaient le cliquetis des attelages et le clapot des sabots sur les pavés irréguliers. Violette avait rejoint les lourdes voitures de choux et de navets qui arrivaient de Nanterre ou d’Achères et suivait tranquillement le convoi. Son mulet, habitué à faire la route, avançait en dormant à demi, ses longues oreilles enserrées dans une sorte de sac de jute grisâtre et délavé, et le museau au ras du cul du tombereau situé immédiatement devant lui. Violette, adossée à une planchette, les jambes à la pendille, derrière les brancards de la carriole, gardait les yeux ouverts mais ne voyait guère que les ombres molles des platanes dessinées par les lanternes de chaque voiture. Elle songeait vaguement à ce qui l’attendait dans une heure quand, parvenue au cœur de Paris, elle allait décharger ses fleurs sur le trottoir de la rue Rambuteau. En petite paysanne coquette, elle avait revêtu un casaquin de toile gros bleu par-dessus sa longue jupe noire, et couvert ses cheveux d’un bonnet de toile qui soulignait joliment ses traits fins.
Sa carriole était emplie de fleurs coupées la veille par son père dans le jardin de La Garenne ou dans le parc de Neuilly. Réveillée au gros de la nuit, comme chaque matin, elle avait attelé le mulet et s’était lancée sur la route noire en direction de la capitale que l’on entendait gronder au loin comme une bête qui s’éveille.
-Prend garde à toi, lui avait dit son père en la laissant partir dans la nuit. Elle avait souri et répondu gaiement :
- Ce sera comme tous les jours !
Et elle avait fait un gracieux petit signe de la main en grimpant lestement sur sa charrette.
Maintenant les Halles approchaient. Le puissant brouhaha qui s’en élevait grandissait au fur et à mesure que les voitures se glissaient dans les rues sombres. Puis soudain, en débouchant derrière St Eustache, la lumière blafarde des becs de gaz donna à voir l’amoncellement des légumes et des fruits et les façades sombres des pavillons dressés sur leurs colonnes de fonte.
-Violette ! Déplace ton bourricot, tu ne vois donc pas que je ne peux pas m’acculer, lança une grosse marchande boudinée dans un caraco trop petit pour elle, mais bien décidée à trouver sa place dans ce marché aux fleurs qui s’emplissait à chaque minute.
La petite paysanne saisit l’anneau situé à l’extrémité du mors et fit avancer son mulet pour dégager les bords de la rue. Puis, une fois la bête attachée un peu plus loin, revint vers ses gerbes de lis et ses bouquets d’iris. Autour d’elle le profond parfum des fleurs masquait le remugle des choux et des carottes qui s’étalait sur le quartier et couvrait même l’amère odeur de la marée échappée du pavillon d’à côté. De part et d’autre d’un étroit passage ce n’était qu’entassement de roses, de lis, de pivoines et de pavots. Violette, elle, (un nom prédestiné pour une marchande de fleurs), vendait les grands lis blancs au cœur d’ocre qui allaient faire le décor si grandiose des autels des églises parisiennes pour les cérémonies de la Pentecôte. Elle avait également apporté des brassées de grands iris : des bleu pourpré bien sûr, mais aussi des fleurs blanches cerclées et pointillées de violet, et d’autres, en deux tons de grenat ou de bordeaux, qui faisaient l’admiration des passants, surpris de ces couleurs rares et nouvelles.
-D’où tenez-vous ces iris magnifiques ? lui demandait-on souvent. Et elle répondait à chaque fois avec ce sourire réjoui qui lui valait la sympathie de ses clientes :
-De Neuilly, Madame. Ce sont des plantes cultivées par Monsieur Jacques, un grand horticulteur, vous savez ! Il en a des centaines d’espèces, toutes plus jolies les unes que les autres. Pendant tout le mois de mai, il en donne à mon père pour qu’il en fasse profiter les Parisiennes !
Et les clientes, des revendeuses bien au courant des goûts de leur clientèle des beaux quartiers, emportaient, serrés dans un cornet de papier, ces bouquets multicolores et parfumés, dont elles vantaient l’éclat et l’originalité dans un commentaire satisfait : « Il n’y a qu’à Paris, ma chère dame, qu’on peut trouver ces fleurs-là ! »
1 commentaire:
Bravo Sylvain, et merci, il y avait longtemps que tu ne nous avais gatés d'un de tes bijoux littéraires!
Tu devrais trouver un moyen de les mettre ensemble quelque part sur irisenligne, faire un lien ou un chapitre spécial pour qu'on puisse les retrouver et les relire facilement.
Ou alors, tu demandes à Pascal d'ouvrir un chapitre spécial pour eux sur le site de la SFIB, tes merveilleux pastiches y trouveraient peut-être un plus grand écho.
En tous les cas, merci encore, je m'en lèche encore les babines, et je vais de ce pas relire cet épisode de la vie de Violette, la marchande de fleurs.
Loïc
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