3.1.20

DE DERRIÈRE LES FAGOTS

C'est par cette expression que l'on qualifie quelque chose d'une qualité exceptionnelle. Déboucher une bouteille « de derrière les fagots » est en principe la garantie d'un régal annoncé. Mais il n'y a pas que des espérances de dégustations délicieuses qui peuvent sortir de derrière ces fameux fagots sensés protéger des vulgaires gourmands des produits d'exception. Derrière ces fagots on peut aussi trouver des iris admirables. Et c'est au sens propre que l'on doit prendre l'expression quand on parle de cette plante qu'un jour d'il y a une vingtaine d'années j'ai découvert en bordure d'un inextricable fourré de ronces, sur le coteau, au-dessus de chez moi. Dans ma Touraine bien aimée, ces sortes de fourrés, témoignages d'un sol aride, se rencontrent là où l'amendement du sol au début du XXe siècle n'a pas eu lieu et où l'on retrouve ce qu'était la région quand, sur les coteaux, on ne pouvait que faire paître des chèvres qui étaient seules à pouvoir se nourrir de ces ronces envahissantes et agressives. Si ces fourrés ont été conservés, c'est aux endroits où ils isolent de vastes cratères creusés pendant des siècles et jusqu'au milieu du XIXe, sur une dizaine de mètres de profondeur, pour l'extraction de pierres destinées à la construction. Ces cratères sont dangereux et les ronciers ont le mérite d’empêcher hommes et animaux de s'en approcher.

 Je n'étais encore qu'un amateur d'iris, plutôt intéressé par les variétés modernes, quand j'ai vu auprès d'un de ces trous une touffe vigoureuse de couleur café au lait peu courante, manifestement robuste et résistante. Ces trois arguments m'ont convaincu qu'il fallait sauver cette plante et tenter de l'identifier. Je suis retourné à la maison, j'ai pris un croc à fumier et je suis revenu près du roncier. J'ai péniblement dégagé la touffe d'iris et je l'ai délicatement sortie de là. On était au mois de mai qui n'est pas idéal pour transplanter des iris. Cette fois, la touffe en question ne s'est pas aperçue de son transfert ! Elle a poursuivi sa floraison pendant encore plus d'une semaine et a continué sa vie dans mon jardin pendant de longues années.

Mais comment s'appelait-elle ? A l'époque je ne connaissais pas grand chose des variétés anciennes. J'ai d'abord pensé qu'il s'agissait de 'Beghina', une variété déjà présente dans mon jardin, d'une couleur assez voisine. Mais une comparaison sur le sujet (comme on dit dans le langage des artistes-peintres) m'a démontré que je n'étais pas dans le vrai. Je me suis alors penché sur les descriptions concernant les variétés de Ferdinand Cayeux dont je disposais dans un vieux numéro du « Bulletin de la Société d'Horticulture de France ». J'ai hésité entre la description de 'Jean Cayeux' (1931) et celle de 'Thaïs' (1926). Celle ci était : « rose mauve très frais légèrement plus foncé sur les divisions inférieures ». J'avais aussi une photo ancienne laissant à penser à un coloris plus gris que rose... Cependant la description de 'Jean Cayeux' m'a tout de suite parue plus proche de la réalité que j'avais sous les yeux : « divisions supérieures biscuit, les inférieures havane légèrement éclairées au centre ». Mes hésitations ont vite été levées quand j'ai découvert, je ne sais plus où, une photo en couleur ! J'avais récupéré 'Jean Cayeux', une variété dont j'apprenais l'immense succès international et les mérites génétiques. 'Jean Cayeux' est en fait une variété facile à identifier, car pratiquement seule de son aspect dans tout le monde des iris. Sa couleur, exceptionnelle pour son époque, et sa haute taille, ne peuvent tromper aucun connaisseur.

 La présence d'une fleur aussi précieuse dans un grossier buisson de ronces fait partie des mystères (ou des miracles, comme on veut). En tout cas elle permet de décerner à cet iris le grand prix de la robustesse !

En ce qui concerne son pedigree, on sait que 'Phryné' (F. Cayeux, 1925), sa mère, est décrite comme un néglecta lavande, avec un liseré argenté sur les pièces florales. Il est issu du croisement Mme Durrand X Lord of June. 'Mme Durrand' (Denis, 1912, est un descendant de I. ricardi, un des premiers tétraploïdes utilisé en hybridation. Quant à 'Lord of June' (Yeld, 1911), c'est aussi un tétraploïde, issu de 'Amas', néglecta bleu. 'Phryné' est donc bel et bien un iris tétraploïde.

On ne connaît évidemment pas le parent mâle de 'Jean Cayeux' puisqu'il s'agit d'un semis non enregistré. En revanche on connaît ses grands parents. Côté femelle il y a 'Bruno' (Bliss, 1922) est un fils du fameux 'Dominion', variété mythique, et lui-aussi tétraploïde, par son géniteur mâle, 'Amas' (ou I. macrantha, c'est pareil). Côté mâle il y a 'Evolution' (F. Cayeux, 1929), un des plus jolis iris « façon ancienne » obtenu par Ferdinand Cayeux, apprécié pour ses couleurs délicieuses où se mêlent un fond gris rosé et une zone gorge de pigeon très doux sur les sépales. Avec une telle parenté, 'Jean Cayeux' est indéniablement un iris tétraploïde, ce qui saute aux yeux à cause de sa haute taille et de ses larges fleurs.

Si cette variété est robuste, on peut aussi lui attribuer le grand prix de la fertilité. Car, justement, ses caractéristiques exceptionnelles ont attiré la convoitise des hybrideurs américains qui en ont fait un usage abondant et couronné de succès. Parmi ces utilisateurs se trouvent Jesse Wills ('Centurion' – 1949), Malcolm Lowry (Aberdeen – 1946), Jacob Sass ('Ivory Petals' – 1952), Chet Tompkins (Sonatine – 1946), Robert Graves (Katherine Larmon – 1941), et, surtout, Dave Hall ('Maiden Blush' – 1943 ; 'Fantasy' – 1947) et Rudolph Kleinsorge (Calcutta – 1938) ; 'Tobacco Road' – 1941 ; 'Black and Gold' – 1943 ; 'Daybreak' – 1946). Ses partenaires ont été des variétés de renom comme 'Purissima', 'Rameses', 'Aztec Copper', 'Dauntless' ou 'Great Lakes'. Avec eux, et plus particulièrement grâce à 'Tobacco Road' son ADN se trouve dans les gènes d'un très grand nombre d'iris d'aujourd'hui.

Tout cela, je ne le savais évidemment pas lorsque j'ai sauvé des ronces cet iris étrange et majestueux. Je ne sais pas s'il a survécu à son transfert dans le jardin du presbytère de Champigny où il se trouve peut-être maintenant. Mais sa mésaventure tourangelle et les tribulations qu'elle laisse imaginer l'entourent d'une aura particulière qui en font une variété particulièrement chère à mon cœur.

Illustrations : 


 'Jean Cayeux' 


'Thaïs' 

'Lord of June' 

'Tobacco Road'

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