1.2.08




LETTRES D’IRIS

I. A la manière d’Honoré de Balzac

Natalie de Manerville
A
Félix de Vandenesse

Le 12 juin 1841.

« Vous ai-je dit, mon cher ami, ma passion pour les fleurs ? Nous nous connaissons depuis si longtemps, nous avons échangé sur tant de thèmes, que je ne sais plus ce dont je ne vous ai pas parlé à mon sujet. Quoi qu’il en soit, le récit qui va suivre devrait vous convaincre de l’intérêt que je porte aux plantes, et en particulier aux plantes fleuries.

Il y a quinze jours, pour la Pentecôte, j’étais à Paris chez notre amie Madame de Beauséant. Elle partage avec moi un goût prononcé pour les choses de la nature et elle me fit la surprise de m’emmener à Belleville chez un étonnant pépiniériste. Il faisait un peu frais, mais le soleil était suffisamment brillant pour que la promenade soit agréable. Mon amie fit donc atteler vers deux heures de l’après-midi, et nous voilà parties pour les hauteurs qui surplombent l’est de notre capitale. Belleville est un charmant village, encore assez épargné par l’extension des faubourgs. C’est au 3, rue Desnoyers, que se situe la pépinière d’un certain Jean-Nicolas Lémon, au milieu des cultures maraîchères et de ces vignobles qui fournissent aux parisiens leurs légumes et leur boisson. Les dimanches, nombre de cutadins viennent à Belleville pour respirer un air moins vicié que celui de la ville et pour boire ce petit vin aigrelet qu’ils appellent le ginglet. Presque en face de l’établissement de notre M. Lémon se trouve, d’ailleurs, un de ces débits de boisson fréquentés par le bon peuple de Paris. Cette « guinguette » porte le nom de « L’Île d’Amour », une appellation fort emphatique pour un estaminet aussi médiocre ! Mais là n’est pas mon propos, puisque je voulais vous parler de fleurs.

Madame de Beauséant a eu connaissance de l’existence de la pépinière vers laquelle elle m’a conduite à la lecture d’une chronique publiée à l’automne dernier dans les « Annales de Flore et Pomone », qui énumérait les variétés d’iris cultivées à Belleville par ce M. Lémon.

M. Lémon, un jeune homme qui n’a sûrement pas plus de trente ans, a succédé depuis peu à son père, lequel s’était fait une spécialité des iris. Ce que l’on voit chez lui est fort éloigné de ces iris bleus ou violets que l’on rencontre le long de nos chemins de Touraine. Il s’agit d’iris que vous ne pouvez pas imaginer tant ils sont variés dans leurs couleurs et dans les dessins qui les décorent. Les planches, qui s’étendent au long de la pente régulière du coteau, regorgent de milliers d’iris dans un choix inouï de coloris. C’est peu de dire que l’on se trouve devant une merveille.

Notre hôte, avec une extrême amabilité, s’est fait un plaisir de nous montrer et de nous décrire les plus inestimables pièces de sa collection. Chacune a reçu un nom populaire qui est plus facile à retenir que les appellations latines données jusqu’à présent aux plantes horticoles. Je ne vous lasserai pas en vous assénant ma science nouvellement acquise, mais je ne résiste pas au désir de vous parler de deux iris particulièrement étonnants. Le premier se nomme ‘Fries Morel’. C’est un iris dont les pétales sont jaunes et les sépales d’un brun acajou, veiné de blanc. Quant à ‘Jacquesania’ je ne sais comment le décrire. Je vais me risquer à dire que ses pétales sont d’un rouge violacé clair alors que ses sépales tendent vers un rouge écarlate surprenant. Il est bien regrettable que l’invention de M. Niepce, perfectionnée par M. Daguerre, ne soit pas encore en mesure de fixer une image en couleur car vous auriez pu apprécier par vous-même ces précieuses fleurs, si élégantes et si originales.

Bien d’autres iris, tous plus beaux les uns que les autres, nous ont été présentés. Au retour, nous avons parcouru les deux lieues qui nous séparaient de l’hôtel de Beauséant en vantant les mérites de chacun, de sorte que nous n’avons même pas remarqué que notre cheval avait perdu le fer de son antérieur droit, et que nous revenions clopin-clopant !

L’an prochain, si vous êtes disponibles, je vous emmènerai bien volontiers faire le tour du jardin de M. Lémon, pour que vous admiriez ses iris, mais aussi toutes les autres plantes à fleurs qu’il cultive. Il faudra que vous teniez compte de cette invitation dans votre emploi du temps de 1842.

Recevez, mon cher Félix, tous les bons souvenirs de votre amie, tout encore éblouie de ce qu’elle a vu. »

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