Réminiscence
J'avais pris l'habitude d'aller chaque printemps à Nauheim, charmante petite station thermale allemande, située dans une région de collines bucoliques et qui dispose d'un établissement thermal ultra-moderne, dans ce « Jugendstil» que j'apprécie particulièrement. Mais en cette année 1933, au vu des sombres événements qui endeuillaient l'Allemagne, j'avais préféré me rendre à Locarno, en Suisse, sur la rive nord du lac Majeur. Cela faisait longtemps que j'avais envie d'aller y goûter la douceur du climat et la splendeur du lac, dans cette atmosphère si particulière de ces petites villes où tout est fait pour le confort et la tranquillité des touristes, ces gens oisifs et fortunés qui viennent pour oublier un peu l'ennui de leur vie citadine et mondaine. Dans l'hôtel, qui ouvrait directement sur le lac, j'ai découvert exactement ce que je m'attendais à trouver : chambre vaste et coquettement meublée, cuisine raffinée et clientèle internationale peu nombreuse en ce début de saison, mais affichant une distinction de bon aloi.
L'endroit où l'on pouvait le mieux apprécier la clientèle de l'hôtel était sans nul doute le bar où chacun se rendait avant et après les repas pour un moment de détente et de mondanité. C'est là que j'ai fait la connaissance d'un autre résidant, célibataire comme moi, dont l'air mélancolique me parut intéressant. Ce n'était pas un personnage banal, très grand, d'une maigreur ascétique, avec des cheveux très noirs plantés dru sur son crâne et un visage étroit, anguleux et ridé, avec des yeux placés tout au fond des orbites de sorte qu'on ne les voyait qu'à peine et un nez important, en bec d'aigle. Ajoutez à cela une démarche raide, comme hésitante et douloureuse. Il venait s'asseoir au bar un long moment avant le service et restait presque immobile, le regard fixe et lointain. Je crois que c'est le troisième jour qu'il m'a adressé la parole pour la première fois. Il s'était installé à la table voisine de la mienne et semblait porter toute son attention sur la jeune fille qui s'était mise au piano et jouait, joliment ma foi, des valses de la famille Strauss et des länder de Schubert. J'appris peu après qu'il s'agissait d'un jeune allemande, de Lübeck, qui était là avec sa tante et sa mère, l'épouse d'un fameux négociant en grain. Mon voisin, légèrement penché en avant sur sa table, dégustait un cocktail verdâtre tout en fumant un petit cigarillo malodorant. Au bout d'un moment il se tourna vers moi et m'adressa pour la première fois la parole : « Cette jeune fille est une excellente pianiste, me dit-il » Puis il m'exprima ses excuses pour s'être adressé à moi sans que nous ayons été présentés. C'est ainsi que nous avons commencé une de ces conversations qui aurait pu rester banale et convenue mais qui prit rapidement un tour plus libre. Sa voix était grave et profonde mais, alors qu'il m'avait semblé jusqu'à présent triste et taciturne, il parlait avec une certaine volubilité qui contrastait avec la rigidité de son apparence. Nous sommes allés ensemble au restaurant et nous avons obtenu du maître d'hôtel qu'il nous serve à la même table. Notre bavardage s'est poursuivi longuement et c'est ainsi que j'appris qu'il avait été dans sa jeunesse musicien d'orchestre, à Magdebourg tout d'abord puis au prestigieux Gewandhaus de Leipzig. C'est là qu'il avait sympathisé avec le compositeur catalan Enrique Granados et qu'il s'était engagé auprès de celui-ci en qualité d'accompagnateur car il était aussi bon pianiste que violoniste. Il était du voyage lorsqu'en 1916 Granados entreprit son séjour triomphal aux Etats-Unis et il était toujours avec lui au moment du retour. Mon nouvel ami, le compositeur et son épouse Amparó embarquèrent ensemble de Folkestone sur le « Sussex » pour rejoindre Dieppe et poursuivre leur voyage, ce 24 mars 1916...
Après le repas nous sommes sortis tous les deux en poursuivant cette conversation qui devenait de minute en minute plus intime. Je devinais que mon compagnon ressentait un immense besoin de parler et de raconter son histoire. Pourquoi à moi ? Pourquoi ce soir ? Ce sont là des situations mystérieuses qui ne peuvent s'expliquer que par un concours de circonstances. Ce soir là il y avait eu l'aimable concert donné par la jeune allemande qui avait fait revivre dans l'esprit de mon interlocuteur quelques souvenirs forts, dont on sentait qu'ils avaient marqué sa vie pour toujours. Il y avait aussi la tiédeur printanière, la douce rumeur qui courait sur le lac, le soleil couchant qui versait des gouttes d'or sur les eaux paisibles... Je réglais mon pas sur celui du personnage marchant à mon côté. Après quelques minute de déambulation silencieuse il reprit soudain :
« Il faut que je vous dise pourquoi ce petit concert m'a tellement ému. J'ai retrouvé l'atmosphère enjouée qui a marqué notre voyage de retour entre New York et Southampton et sa prolongation depuis Folkestone. La musique bien sûr, mais aussi quelque chose qui m'était tout à fait personnel : le parfum d'Amparó Granados. La jeune pianiste portait le même ! J'ai adoré cette odeur de violette. Quand Amparó passait auprès de vous cela vous enveloppait comme si vous traversiez un nuage délicieux. Je l'ai respiré quelques instants avant que l'horrible explosion n'ébranle le navire et nous précipite au sol... Ensuite tout c'est dispersé, les gens couraient en hurlant. Amparó n'était plus auprès de moi, Enrique l'appelait en courant dans la coursive, je restais étourdi, appuyé contre la cloison. La proue du paquebot plongeait vers l'avant. Des bruits effrayants montaient de la machinerie, et les cris... les cris des passagers ! » Il s'arrêta comme si l'émotion bloquait ses pas. Puis, encore plus lentement, il reprit sa marche. « Chaque fois c'est pareil, chaque fois que passe auprès de moi une femme qui porte ce parfum, qui est celui de la racine d'iris... »
C'est les vacances ! Pour changer : un peu de fantaisie littéraire d'où les iris ne sont cependant pas absents.
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