22.12.11

L’AUBERGISTE DE BETHLÉEM




Quand il est rentré chez lui, Gad, l’aubergiste de Bethléem, était d’une humeur massacrante. Asnath, la petite servante samaritaine s’est approchée de lui pour lui enlever ses sandales crottées, mais il l’a éconduite sans ménagement. Effrayée, Asnath s’était réfugiée près de Dinah, sa patronne : « Madame, lui a-t-elle dit, Monsieur est très fâché ! Il n’a pas voulu que je l’aide à se déchausser, et il a la lèvre tout enflée ! Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé ! » A son tour Dinah s’est approchée. En l’apercevant, Gad s’est écrié : « Ah ! Ma chère femme, c’est abominable. Si tu savais ce qu’il peut y avoir de traîne-sandales dans les rues de Hébron ! C’est infernal. Mais, nom d’un chien, pourquoi faut-il qu’on obéisse à ces putains de Romains ! Et quel besoin ont-ils donc de nous recenser et de nous compter comme des moutons ! » « Tout de même, hasarda Dinah, cela nous attire des clients. Nous allons avoir un taux d’occupation de presque 90 % ce mois-ci. Pour un mois d’hiver, c’est exceptionnel. » « Il faudra bien ça, rétorqua Gad, parce que par-dessus le marché je me suis fait voler ma bourse sur le chemin du retour ! J’ai essayé de me défendre, mais, comme tu peux voir, j’ai reçu un vilain coup de poing dans la mâchoire ! Non, c’est insupportable ! Et dès que ce grand mollasson de Pilate demande quelque-chose, ce flagorneur d’Hérode dit aussitôt « Amen » ! On n’est décidément plus chez nous ! »

C’est à ce moment qu’un jeune homme a poussé la porte de l’auberge. Une rafale de vent glacé en a profité pour s’insinuer dans la maison. Gad, qui n’avait pas encore enfilé ses sandales sèches s’est approché, l’air bougon. « Y a-t-il de la place dans votre auberge ? a demandé le jeune homme. Nous venons ici pour le recensement ; je suis accompagné de mon épouse, qui est enceinte… » « Y-a plus de place ! s’écria Gad, sans attendre la fin du discours, c’est complet pour ce soir ! » « Je m’appelle Joseph, tenta le jeune homme, j’arrive de Nazareth, en Galilée, et ma femme est très fatiguée. J’ai même peur qu’elle n’accouche dès cette nuit ! » « On n’y peut rien, reprit Gad, revêche, quand y a plus de place, y a plus de place ! Allez-voir ailleurs ! » « Y-a-t-il une autre auberge à Bethléem ? demanda Joseph, timidement. » « Non, il n’y en a pas ! Faut aller voir à Hébron. » « Il va faire nuit, continua Joseph, et ma petite Marie est vraiment épuisée… » « Mais puisque je vous dis que c’est complet, s’emporta Gad, allez voir ailleurs, je ne peux rien faire pour vous ! »

Joseph s’inclina poliment. Quand il ouvrit la porte, le méchant vent de décembre s’engouffra et fit frissonner tout le monde. « Tu as été bien dur avec ce jeune homme, osa dire Dinah ; nous aurions pu leur trouver un coin pour dormir, et il ne faut pas laisser partir les clients, par les temps qui courent ! » « J’en ai marre de tous ces étrangers ! Et qui te dit que ce n’est pas, lui aussi, un de ces voleurs, qui a essayé de nous attendrir avec cette histoire de femme enceinte. » Dinah n’insista pas : quand Gad est dans cet état, il n’y a rien à lui dire…

La nuit était tombée. Le grand gouffre noir s’était refermé derrière Joseph, et Gad, enfin au sec dans ses chaussons, ne pensait déjà plus à l’incident quand une rumeur étrange se mit a emplir l’air glacé : une mélodie délicieuse, si douce que tout le monde en resta interdit. Gad et Dinah, se sont demandé quel était ce prodige, mais, légèrement inquiets, ils ont barricadé leur porte et sont allés se coucher… Quelques heures plus tard une grande clameur a commencé à monter dans le village. Malgré la nuit et le froid, des bergers, des voyageurs courraient dans la rue en réveillant tout le monde : « Alléluia, alléluia, entendait-on de tous côtés. » Gad s’est levé et a ouvert sa porte. « C’est quoi, ce remue-ménage ? demanda-t-il a son voisin, sorti, comme lui, sur son seuil. » « Il paraît qu’un enfant est né tout à l’heure, dans l’étable d’Ephraïm, répondit le voisin, on dit qu’il est superbement beau, et que des anges sont descendus du ciel pour chanter et jouer du luth autour de la mangeoire dans laquelle il a été couché.»

Gad, à la fois incrédule et curieux, est allé enfiler une tunique. Il a pris une lanterne et s’en est allé vers l’étable d’Ephraïm, un peu à l’écart, à la sortie du village. L’air s’était soudain radouci et, venue de la mer, une brise tiède avait remplacé la bise glacée qui soufflait dans la soirée. Plus Gad avançait, plus la foule devenait importante. Tout Bethléem était accouru. Quand il a pu enfin s’approcher, l’aubergiste a tout de suite reconnu le grand jeune homme en pèlerine brune qui, quelques heures auparavant, lui avait demandé l’hospitalité. Il était là, debout dans la lumière tremblotante des lanternes, appuyé sur l’encolure d’un âne, penché vers la mangeoire où l’on apercevait le visage rayonnant d’un bébé. Gad est resté immobile, figé de stupeur et d’admiration. Son regard allait de l’enfant qui dormait dans la paille à la belle jeune femme qui se tenait à côté, à la fois pâle et radieuse, comme plongée dans un ravissement extatique. Le souffle régulier d’une vache, au-dessus d’elle, faisait voleter les cheveux qui s’échappaient de sa coiffe de voyage, et venait réchauffer un peu l’enfant dont les traits, d’une admirable pureté, semblaient rayonner dune lumière intérieure merveilleuse.

Sans lever les yeux vers celui qu’il avait éconduit, Gad s’éloigna discrètement. Il avait du mal à marcher tant l’émotion l’étouffait. Une allégresse inexplicable l’avait envahi, et il avait envie de chanter de toutes ses forces, mais il ne pouvait pas. A l’instant où sa voix allait s’élever dans la nuit, un remord affreux lui écrasait la poitrine : il avait ainsi refusé d’accueillir sous son toit cette délicieuse jeune femme ; il l’avait laissée aller mettre son enfant au monde dans une malheureuse cabane destinée à abriter la vache de ce benêt d’Ephraïm ! La honte et la tendresse l’envahissaient, alternativement. Le petit jour commençait à pointer vers l’Est, dans la direction de Jéricho. Dans la lumière naissante, une odeur fraîche et sucrée à la fois, s’élevait de touffes épaisses d’une plante basse qui poussaient de chaque côté de la porte de Gad. En plein mois de décembre, c’étaient les seules fleurs qui osent s’épanouir, des iris à peine bleutés, cachés au milieu de leur feuillage. Alors, le cœur battant, Gad se pencha vers ces fleurs claires et qui embaumaient l’air d’hiver. Il en cueillit une brassée et, les serrant contre lui, il se mit à courir vers l’étable…

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