26.12.20

LE BOUQUET

(conte de Noël, d'après une histoire vraie – mais avec l'aide de Charles Dickens) 

Dans le quartier, tous le monde connait Hilaire Gastelier. Pour le bel immeuble qu'il avait fait construire vers la fin du règne de Napoléon III et dont il occupe tout un étage ; pour les vêtements raffinés et même un tantinet démodés qu'il arbore chaque fois qu'il sort de chez lui ; et surtout pour son abominable caractère. C'était une tradition, dans ce coin de Paris : chaque année, à Noël, les concierges autorisent les enfants pauvres, par petits groupes de quatre ou cinq, à entrer dans les immeubles et à sonner à toutes les portes. Et quand les habitants leur ouvrent, il est de coutume de leur remettre à chacun une petite pièce que l'on a préparée à cet effet depuis quelques semaines. Pour ces petits gamins qui traînent beaucoup plus dans les rues qu'ils ne vont à l'école pourtant obligatoire depuis peu, c'est une grande réjouissance et la perspective de s'offrir quelque friandise en cette période de fête pour les bourgeois mais qui pour eux ne se différencie guère du reste de l'année. Ils vont pouvoir entrer dans une boutique sans que le sergent de ville présent au coin de la rue ne les interpelle au moment où ils en sortent et leur fasse vider leurs poches sans le moindre ménagement. Comme les années précédentes, en cette fête de la Nativité, ils vont faire leur tournée en riant et se bousculant, mais ils hésiteront à sonner chez M. Gastelier. Ils savent que le plus souvent cette démarche se solde par un grognement déplaisant mais sans le moindre sou. M. Gastelier (Monsieur Hilaire, comme tout le monde l'appelle) n'a pas la réputation d'être généreux ! 

Cette année le grand Léopold, un garçon d'une dizaine d'année qui fait office de chef de bande et qui est malin comme nul autre, décide de tenter tout de même la chance de sa compagnie. Mais pour essayer d'amadouer le vieux bonhomme, il a l'idée de mettre en avant la petite Marceline, une brunette de 6 ans dont les grands yeux bleus innocents ont le pouvoir d'attendrir tous ceux à qui elle s'adresse. Monsieur Hilaire va-t--il lui résister ? 

Derlin-din-din... La sonnette fait un petit bruit grêle et aigre... Tous les enfants sont devant la porte et attendent, un peu anxieux. Des pas feutrés de l'autre côté... La porte s'ouvre et M. Gastelier, en gilet de soie jaune, jette un regard suspicieux vers le petit monde qui l'attend. La petite Marceline, bien préparée par son chef, lève vers le vieil homme son charmant petit museau, mais n'ose pas ouvrir la bouche. « Humm ! Que voulez-vous ? » gronde le propriétaire dont la moustache blanche frissonne légèrement mais dont les yeux, loin derrière des sourcils épais, ne sont que des arbalètes prêtes à lancer quelques traits meurtriers. Il baisse un peu la tête. Le mignon visage un peu crasseux s'illumine : « C'est Noël, Monsieur Hilaire ! » Il fronce ses sourcils broussailleux. « Je n'ai pas d'argent !... Oust ! Déguerpissez, petits morveux ! » La porte se refermée, le stratagème de Léopold n'a pas fonctionné … 

Mais voilà que M. Gastelier se décide à faire un tour pour se dégourdir les jambes. Il gagne les grands boulevards tout proches de sa rue si calme. Va-t-il se diriger vers la Bastille ou vers l'Opéra ? Il opte pour cette direction et, au milieu des piétons rieurs ou empressés, dans le bruit du piétinement des attelages et l'odeur prégnantes du crottin, marche d'un bon pas en balançant vigoureusement sa canne. Monsieur Gastelier est un bourgeois élégant, sévère mais qui porte beau. Mais en cette après-midi de Noël, où l'on sent une atmosphère joyeuse et où résonnent des musiques légères, c'est une autre musique qui murmure à ses oreilles. Une pensée le taraude depuis un moment. Cette petite fille qui, tout à l'heure a sonné à sa porte, avec ses beaux yeux candides... Pourquoi l'a-t-il éconduite ?... Il n'a pas d'enfants, et donc pas non plus de petits-enfants... A-t-il quelque fois fêté Noël ?... 

 

 

Plus il s'approche du nouvel Opéra, qui vient d'être inauguré, plus la foule devient dense. A l'angle du boulevard et de la rue Auber une vieille femme a installé sur le trottoir, à ses pieds, quelques bouquets d'une petite fleur bleu pâle dont l'étonnant parfum attire l'attention du promeneur solitaire. Néanmoins Monsieur Gastelier passe devant elle en faisant mine de ne pas la voir. Il continue encore quelques pas... Deux images se juxtaposent alors dans son inconscient : celle de la petite Marceline, aux yeux de porcelaine, et celle de cette vieille marchande, qui tend une main ridée au bout d'une manche de toile noire. « C'est Noël, Monsieur Hilaire ! » ; la voix claire de la petite fille se fait à nouveau entendre, de même qu'un timide « S'il vous plait ! » qui provient d'une bouche édentée... Monsieur Gastelier ralentit puis s'arrête. Il fait demi-tour, revient sur ses pas. Il s'immobilise devant la vieille marchande et se penche pour ramasser un des bouquets de fleurs bleues. « Ce sont des iris d'Algérie » lui dit-elle faiblement. Le vieux monsieur en redingote grise met la main à sa poche, saisit son porte-monnaie et dépose une pièce dans la main tendue de la vieille dame qui s'incline légèrement et murmure à peine un remerciement. Il s’apprête à partir. Mais soudain : une illumination. Monsieur Gastelier suspend sa canne à son bras gauche et, dans un geste un peu maladroit, tend le bouquet à la marchande. Celle-ci ne sait comment interpréter ce geste : est-il mécontent, veut-il lui restituer ce qu'il vient de lui acheter ? Il insiste, et elle comprend. Et dans les yeux de cette vieille femme s'allume une flamme comme on n'en voit jamais. Monsieur Gastelier sent son vieux cœur tout sec s'emplir d'une allégresse qu'il ne connait pas. La vieille marchande a des larmes dans ses yeux ; mais ce ne sont pas les larmes douloureuses qui y viennent si souvent, ce sont des larmes douces comme on ne peut en pleurer qu'un soir de Noël. Et Monsieur Gastelier s'en retourne vers son appartement vide et triste, mais il se sent tout léger, tout jeune, et il se dit qu'en arrivant dans sa rue il va chercher la petite Marceline, parce qu'il a irrésistiblement envie de lui donner un baiser.  



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