10.2.08




LES BRAS DRESSÉS DU BONZE EN PRIÈRE

En feuilletant un ancien numéro de Iris & Bulbeuses, je suis tombé sur la photo d’un iris, qualifié tout simplement de « spoon ». Je suis certain qu’il s’agit en fait de ‘Dauber’s Delight’ (Osborne 91), un iris « space age » bien connu et très représentatif du modèle. Les appendices dressées à l’extrémité des barbes m’ont fait irrésistiblement penser au geste d’un bonze en prière (et même à la manière de saluer, si élégante, du Dalaï Lama) : les bras collés et dressés, les mains jointes.

Les iris « space age » n’ont pas toujours la grâce de ‘Dauber’s Delight’. Souvent les tensions que l’appendice du bout des barbes crée dans le sépale provoquent une pliure de celui-ci autour de la nervure médiane, qui enlève tout chic à la fleur. C’est un inconvénient que les obtenteurs devraient toujours prendre en compte et leur faire rejeter les plantes qui en souffrent. Cependant le phénomène « space age » (que je souhaiterais voir désigné sous le vocable latinisant de « rostrata ») n’est pas du tout à rejeter. C’est même le chemin essentiel vers des iris à fleur double.

Chez les roses ou les pivoines, les horticulteurs sont parvenus à créer des fleurs doubles en obtenant une transformation des étamines en pétaloïdes. Il n’est pas imaginable que la même transformation intervienne chez les iris où il n’y a que trois étamines par fleur, de petite taille et dissimulées sous le couvercle des styles. L’apparition de prolongations des barbes est une occasion à saisir car, avec le temps et les croisements successifs, on doit pouvoir obtenir un développement important et harmonieux des pointes en forme de pétaloïdes. C’est d’ailleurs ce qui commence à se produire : des excroissances se terminant par un bouquet vaporeux de matière florale existent déjà ; il faut qu’elles s’accroissent en volume et en légèreté, mais la voie est ouverte.

Pour en arriver là, le chemin est long et difficile. Il a commencé dès les années 40, en particulier chez les frères Sass, dans le Nebraska, mais à l’époque ces prolongations ont été considérées comme des monstruosités et impitoyablement rejetées. Il a fallu la perspicacité du Californien Lloyd Austin et son souci d’apporter du nouveau dans le ronron des hybrideurs pour que, d’éléments indésirables, les éperons et autres cuillers acquièrent le rang d’apports esthétiques. Quand Lloyd Austin a vu les premiers iris présentant des extensions étranges à l’extrémité des barbes, il s’est dit qu’il y avait là quelque chose qui méritait d’être profondément étudié. Il a dès lors entrepris un énorme travail de recherche et de croisement afin d’exploiter ce qui n’était qu’une anomalie, et d’apporter à ces nouveautés toutes les améliorations qui étaient possibles, de manière à ce que les éperons confèrent aux fleurs une personnalité particulière. C’est lui qui a inventé l’expression « Space Age » pour désigner ces nouveaux iris, leur attribuant du même coup une identité synonyme de modernité. Ses variétés, tout comme celle de Tom Craig, un autre fan des iris à éperons, proviennent en fait d’une même lignée développée à partir de plicatas en provenance des semis de Sydney Mitchell et en particulier d’une variété dénommée ‘Advance Guard’. Dans tous les cas il s’agit de plantes issues des plicatas de la fratrie Sass. Chez Austin, l’origine de la lignée se situe notamment dans une variété au nom particulièrement bien choisi : ‘Horned Papa’ (60) ! Mais le premier des SA qu’il a enregistré s’appelle ‘Unicorn’ (52), et c’est aussi un plicata. A partir de 1959 il n’a plus produit que des SA, dont les noms font toujours allusion aux appendices qui les décorent : ‘Flounced Marvel’ (60), ‘Spoon of Gold’ (60), ‘Lemon Spoon’ (60), ‘Horned Flare (63), ‘Spooned Blaze’ (64)…

La machine était lancée. Manley Osborne, Henry Rowlan ont été parmi les premiers à reprendre le flambeau. Tout le monde connaît ‘Moon Mistress’ (Osborne 76), iris de couleur pêche, ou ‘Battle Star’ (Osborne 78), bicolore chamois et fuchsia, ‘Hula Moon’ (Rowlan 78), chamois marqué de violet, ou ‘Space Dawn’ ( Rowlan 82) blanc influencé de jaune citron. Ce sont des variétés qui sont à l’origine des SA actuels, avec les descendants de ‘Moon Mistress’ que sont ‘Twice Thrilling’ (Osborne 84), mais surtout ‘Sky Hooks’ (Osborne 80). Un autre visionnaire, Monty Byers, a compris que les SA recelaient tout ce qu’il faut pour révolutionner le monde des iris. Il a exploité le filon avec passion et persévérance. Il a été généreusement récompensé, à titre posthume malheureusement, grâce à ‘Conjuration’ (89), ‘Thornbird’ (89) et ‘Mesmerizer’ (91), les trois Médailles de Dykes qui ont été à ce jour attribuées à des SA. Ces trois variétés démontrent l’évolution du modèle « space age » , avec les courtes pointes blanches de «’Conjuration’, les longs filaments recourbés de ‘Thornbird’ et les spatules gaufrées de ‘Mesmerizer’.

Des centaines de variétés issues de ‘Sky Hooks’ peuplent maintenant nos jardins. C’est l’iris à éperons le plus utilisé en hybridation. Ses frères, sœurs ou cousins n’ont pas eu le même succès. Prenons le cas de ‘Dauber’s Delight’ dont il a été question au début de cette chronique. Cette variété a été presque exclusivement utilisée par la famille Sutton, George et Michael, qui en ont fait la base de leur lignée de SA. En France on connaît bien ‘Bye Bye Blues’ (96) vainqueur du concours FRANCIRIS ® 2005. Mais le plus réussi est peut-être ‘Reversi’ (2005) qui allie les modèles SA et amoena inversé.

Les obtenteurs sont toujours à la recherche de l’iris double. Pas à pas, les progrès dans l’importance et la forme des éperons progresse sur ce chemin. Ladislaw Muska, le principal hybrideur slovaque, a, par exemple, enregistré ‘Gaïus’(1) qui arbore des pétaloïdes en forme de champignon, du genre girolle ou mousseron. Mais il ne faut pas sombrer dans la facilité qui consiste à mettre au commerce des variétés équipées d’appendices extravagants, ou simplement disproportionnés. Cela existe pourtant, mais le vrai amateur ne se laissera pas prendre à cet effet de mode.

Les iris à éperons sont devenus un « must » partout dans le monde. Ils ont été adoubés par les juges officiels, pourtant réputés assez conservateurs, puisque par trois fois ils ont accordé la Dykes Medal à l’un d’entre eux. Un jour viendra où cette distinction si recherchée couronnera un iris vraiment « flore pleno ». Une nouvelle étape aura été franchie dans la longue histoire des iris.

(1) initialement baptisé ‘Impresario’

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