29.2.08





LETTRES D’IRIS

II. A la manière de Marcel Proust
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Longtemps, je ne me suis pas intéressé aux fleurs. Il me semble qu’elles n’ont d’attrait pour moi que depuis le jour où Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville, voir cette église couverte de lierre qui, du côté du portail, quand le soleil est au couchant, apparaît comme constituée de pierres d’or, et du côté du chœur, donc vers l’Est, dresse une sombre façade massive comme une forteresse moyenâgeuse au-dessus de la rivière et d’un petit pont de pierre dont ma grand’mère prétend qu’ainsi privé de lumière et baigné d’humidité il présente un véritable danger pour les personnes qui le traversent pour peu qu’elles soient fragiles de la poitrine. C’est le long de la route menant de notre maison à Carqueville que j’aperçus, au milieu d’un jardin où l’on accédait par une allée bordée de grands arbres, des fleurs multicolores que je ne connaissais pas mais que, malgré la rapidité de notre déplacement grâce aux deux puissants chevaux qui étaient attelés à la voiture de la marquise, je crus identifier pour des iris, encore que je n’eusse jamais vu auparavant des iris ainsi chamarrés. Cette demeure élégante, tout à fait dans le style normand, avec colombages et tuiles brunes, se situait à proximité d’Hudimesnil, au bas d’une descente suivie d’un dos d’âne qui, quand nous arrivions, la cachait à notre regard jusqu’à l’instant où nous passions devant elle. Malgré cette apparition soudaine, ou peut-être à cause d’elle, j’eus l’impression de me trouver devant un lieu qui m’était familier autrefois de sorte que je me demandais si cette maison était bien réelle ou si elle ne sortait pas plutôt d’un rêve que m’aurait inspiré la légère somnolence que je ressentais à cause du balancement régulier de la voiture. L’éclat des fleurs alignées devant la maison mit un terme à ma torpeur et quand, la voiture ayant continué son chemin, je me retournais pour un dernier regard vers ces fleurs inconnues, Mme de Villeparisis, remarquant mon mouvement, me demanda ce qui suscitait tant d’intérêt de ma part. Je lui dis combien j’avais été surpris par ces plantes que nous venions d’apercevoir dans ce jardin magnifique, par leur taille, leurs couleurs et leur éclat. Je savais que dans son propre jardin Mme de Villeparisis avait demandé à son jardinier de disposer de multiples plantes originales qu’elle faisait venir de pays lointains, grâce à la connivence de religieux ou de scientifiques, les uns partis convertir les petits païens, les autres à la recherche de tout ce que la nature peut produire d’inconnu de nous dans des contrées peu ou même pas du tout explorées par les européens, si tant est qu’il en reste, depuis le temps que nos explorateurs parcourent les terres de plus en plus éloignées ou hostiles, mais je fus proprement étonné quand elle me répondit avec cet air naturel et quelque peu nonchalant qui était un des charmes de cette grande aristocrate, à l’aise en toutes circonstances, qu’elle avait bien remarqué tous ces iris en longues plates-bandes. Elle eut la bonté de me proposer que nous revenions dès le lendemain pour les admirer de plus près car elle connaissait en effet la propriétaire de cette demeure et pouvait demander à son régisseur de nous ouvrir la porte du jardin, ce à quoi je répondis avec un enthousiasme qui la fit sourire.

« Je ne voudrais pas abuser de votre temps, ajoutai-je un peu niaisement.
« Mais au contraire, je serai ravie moi-même de voir de plus près avec vous toutes ces splendeurs, répondit notre amie sur un ton cérémonieux qui contrastait avec sa simplicité habituelle. »
Dans ces moments-là, si elle ne se montrait pas vraiment naturelle, c’est qu’affleurait son éducation de grande dame capable de montrer à des bourgeois dans notre genre qu’elle n’a aucun scrupule à les fréquenter et qui plus est qu’elle y prend un certain plaisir, surtout si ce qui retient l’attention du bourgeois va dans le sens de ce qu’elle-même apprécie.

C’est ainsi que le lendemain, par un temps dont la clarté laissait présager qu’il ne ferait pas beau longtemps, comme c’est souvent le cas en Normandie, surtout à la fin de mai, quand la fraîcheur et la pluie sont plus fréquentes que le grand soleil, nous reprîmes la route d’Hudimesnil et de la belle maison dont j’appris qu’elle appartenait à Mademoiselle Sébastiani, la sœur de la duchesse de Praslin qui était d’origine roturière, ce dont Mme de Villeparisis ne tenait pas vraiment compte. Nous fûmes accueillis par un certain M. Bagard, régisseur du domaine, qui se montra avec ces dames d’une politesse proche de l’obséquiosité, mais fit preuve d’une incontestable connaissance du sujet et nous expliqua par le menu tout ce qui concernait ces iris multicolores que nous avions sous les yeux. J’ai donc appris, en circulant lentement entre les touffes aux feuilles acérées, que nous étions en présence d’iris qualifiés d’hybrides, cultivés par quelques spécialistes aussi savants dans l’art de croiser entre elles des variétés diverses que de sélectionner au milieu de semis innombrables les fleurs les plus belles, les plus robustes et les plus rustiques. Mme de Villeparisis parut aussi à l’aise dans ce coin de jardin qu’elle eut pu l’être dans son salon en compagnie des autres dames du faubourg St Germain, faisant remarquer ici quelque détail particulier de telle fleur, comme les fines veines pourprées qui apparaissent au bord des sépales d’une fleur dédiée à une certaine Madame Chobaut, ou l’harmonie des deux tons de mauve de celle baptisée Isoline. A mon grand étonnement, de sorte que l’admiration que je lui portais s’en trouva décuplée, la marquise rectifia même notre cicérone quand celui-ci attribua à la maison Verdier la paternité d’un iris tout strié de violet sombre dénommé Demi-Deuil, dont elle précisa qu’il avait été obtenu plutôt par Fernand Denis, un industriel qui cultive ses iris au bord de l’étang de Thau près de la ville de Sète. Ce nom de Denis ne manqua pas d’évoquer dans ma mémoire celle qui fut la bonne amie de Voltaire, au grand déplaisir de Madame du Châtelet qui tenait cette place depuis plusieurs années et n’entendait pas la céder sans batailler à une femme bien plus jeune qu’elle, tant il est vrai que notre cerveau même s’il est occupé par un sujet qui le passionne, peut brusquement s’éloigner du présent et, par un retour difficilement explicable, se fixer sur un souvenir qui peut être aussi bien sérieux que futile.

Pendant que nous revenions vers la maison et que les dames, c’est à dire la marquise et ma grand’mère, évoquaient avec une certaine excitation les merveilles que nous venions de voir, je me laissais emporter par une sorte de rêverie où apparaissaient les rangées d’iris violets présents dans le jardinet de ma tante à Combray, tous semblables, et qui commençaient à fleurir à peine les gelées de février disparues, quand nous revenions au moment de la mi-Carême et avions droit, pour je ne sais plus quelle tradition familiale, à un goûter de crêpes que ma tante et ma grand’mère mangeaient avec parcimonie car elles affirmaient que ces délicieuses pâtisseries étaient lourdes à digérer.

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