HISTOIRE DE M. DE BURE
à la manière d’Honoré de Balzac
En ce jour d’août 1842, le docteur Horace Bianchon sortit vers midi de l’hôtel d’Allègre, 13 rue Hautefeuille à Paris, et prit le chemin de la petite brasserie tenue par le vieux Vergniaud, un ancien maréchal des logis de la garde impériale qui, après s’être établi nourrisseur rue du Petit Banquier, s’était reconverti dans l’alimentation humaine et officiait maintenant à proximité du carrefour de la Croix-Rouge. Il avait rendez-vous avec deux de ses plus chers amis, le baron Eugène de Rastignac et le frère cadet de ce dernier, l’abbé Gabriel, de passage à Paris pour quelques jours avant de rejoindre son affectation comme secrétaire de l’évêque de Limoges. Malgré le temps superbe et la perspective de prendre un agréable repas avec ses meilleurs amis, Bianchon n’était guère joyeux. Il venait d’apprendre, de la bouche même de sa veuve, la mort de son patient Marie-Guillaume de Bure, un homme qu’il estimait non seulement pour ses qualités de cœur mais aussi pour l’originalité de ses comportements. Lui, fils de l’éditeur le plus en vue de Paris, n’avait-il pas choisi de s’adonner aux joies de la botanique et de l’horticulture, laissant à son frère Laurent la charge de l’entreprise familiale ? C’est en songeant à cette destinée hors du commun, dans une société où celui qui tend à se singulariser est immédiatement mis à l’écart, qu’Horace Bianchon franchit le seuil de l’auberge du père Vergniaud. Les frères de Rastignac l’attendaient. Eugène, qui connaissait son Bianchon mieux que quiconque, remarqua immédiatement l’air attristé du médecin et lui en fit l’observation.
- Eh bien, mon cher, que nous vaut cet air maussade ?
- Je sors de chez une cliente, et je viens d’apprendre une bien triste nouvelle.
- Un de tes malades serait-il passé dans l’autre monde ?
- Tu ne crois pas si bien dire ! Un de mes amis, devrais-je dire, un homme comme on n’en rencontre pas souvent dans sa vie, même quand, comme moi, on fréquente une foule de personnes des plus diverses.
- Je n’aime guère te voir cet air-là. Il paraît que la parole soulage. Alors, en attendant que l’on nous serve, dresse-nous donc le portrait de ce personnage.
Bianchon eut un pâle sourire et, après avoir déployé sa serviette sur ses genoux, se tourna vers ses amis et commença de leur conter ce qu’il savait de Monsieur de Bure.
- Je connaissais Marie-Guillaume de Bure depuis les premiers jours de mon installation comme médecin à Paris. J’avais été appelé par Madame de Bure pour soigner son fils, Charles. C’est à cette occasion que je fis la connaissance du père. C’était un homme au visage fin, avec le nez un peu long, mais un regard rêveur et une voix claire, qui m’interrogea intelligemment à propos de la maladie de son fils et fit des remarques fort pertinentes qui dénotaient une vive intelligence et une connaissance développées des sciences modernes. Un courant de sympathie s’est établi aussitôt entre nous, de sorte que je suis souvent revenu à l’hôtel d’Allègre, même après la guérison du jeune Charles. Marie-Guillaume, que son épouse appelle tendrement Paul, est l’héritier de la fameuse maison d’édition qui existe depuis 1660 et qui a publié ces géants de la littérature que sont Molière, Racine, La Fontaine et quelques autres.
- Du beau monde, interrompit l’abbé Gabriel, visiblement intéressé par le récit d’Horace.
- Certes, et la fortune de cette maison n’a fait que croître au cours des siècles ! Elle a atteint son apogée quand les familles de Bure et d’Houry furent unie. Les d’Houry étaient cette autre famille d’éditeurs qui, depuis le XVIIeme siècle, publiait chaque année l’Almanach Royal, publication qui continua jusqu’en 1792 et ne fut interrompue que par les conséquences désastreuses de la déconfiture du libraire Lagrange.
- J’en ai entendu parler, remarqua le baron Eugène : c’était un parfait escroc !
- Escroquerie qui a bien failli emporter la maison de Bure-d’Houry. Elle ne valut son sauvetage qu’à l’intervention de L’Assemblée Nationale qui investit des sommes considérables pour rétablir l’équilibre financier du principal éditeur français, spécialiste entre autres de la publication des livres scolaires. Aux premiers jours de l’Empire, la maison de Bure-d’Houry était sauvée, et ses affaires étaient de nouveau florissantes et la fortune des de Bure considérable. C’est certainement l’une des plus riches famille de Paris, même si elle conserve un train modeste, plus bourgeois qu’aristocratique.
- Quel âge avait donc cet homme fortuné ? demanda Gabriel de Rastignac en saisissant délicatement sa fourchette.
- Je ne saurais le dire exactement, car je ne connais pas sa date de naissance. Mais, en fonction de constatations cliniques, je lui donnerais environ soixante ans. Ce que je sais c’est qu’il est né en Bourbonnais, dans un château qu’y possède sa famille depuis plusieurs générations. Les de Bure sont très attachés à leurs origines provinciales. D’ailleurs mon client n’est pas mort à Paris, mais en Normandie, à Malétable, dont il était maire. Je crois qu’il préférait la vie tranquille des champs à la vie passionnée de Paris.
- Sont-ce ces attaches provinciales qui font l’originalité de ton client ? demanda Eugène.
- Oui et non, répondit le médecin. L’attachement à la terre est peut-être à l’origine de la passion de Marie-Guillaume de Bure pour les plantes. Figurez-vous qu’il s’était fait une spécialité des iris.
- Des iris ?
- Oui ! Je crois même que ses connaissances en faisaient une des personnes les plus qualifiées de France, et peut-être du monde au sujet de cette fleur.
- On a peine à imaginer un éditeur qui passe son temps dans son jardin à soigner des iris, fit remarquer l’abbé Gabriel.
- C’est que mon client ne consacrait guère de temps à l’édition. Il avait depuis longtemps laissé la gestion de l’affaire familiale à son frère Laurent. Quant à sa mère, c’est elle qui tenait la boutique de librairie du quai de Augustins.
- Mais que faisait-il de ses iris ? interrogea le baron Eugène, que cette histoire semblait passionner.
- Il m’a plusieurs fois expliqué que lui et deux de ses relations, MM. Jacques et Lémon, recherchaient de nouvelles couleurs d’iris en examinant les nombreux semis qu’ils pratiquaient et en sélectionnant les fleurs les plus belles ou celles qui présentaient les caractères les plus nouveaux. Marie-Guillaume découvrait chaque jour dans le progrès de sa plante favorite des raisons d’admirer les productions naturelles. Il avait cette qualité des âmes grandes et fortes qui trouvent que les choses valent mieux que les idées. Il a publié des quantités d’articles sur les iris dans les revues spécialisées. J’ai lu ses « Observations sur les semis d’iris » parues dans les Annales de Flore et de Pomone. C’est très intéressant, et je crois que ces observations feront progresser la connaissance de la botanique.
- Son nom pourra être imprimé en haut de casse ! dit en riant l’abbé de Rastignac qui, avec l’appétit de son jeune âge, attaquait vaillamment le ragoût que venait de poser devant lui le père Vergniaud.
Cette aimable remarque eut pour effet d’apaiser un peu la mélancolie du pauvre Bianchon et le repas put se poursuivre dans une sérénité recouvrée. Le destin hors du commun de M. de Bure, en revanche, n’avait pas fini de retenir l’attention du monde scientifique.
à la manière d’Honoré de Balzac
En ce jour d’août 1842, le docteur Horace Bianchon sortit vers midi de l’hôtel d’Allègre, 13 rue Hautefeuille à Paris, et prit le chemin de la petite brasserie tenue par le vieux Vergniaud, un ancien maréchal des logis de la garde impériale qui, après s’être établi nourrisseur rue du Petit Banquier, s’était reconverti dans l’alimentation humaine et officiait maintenant à proximité du carrefour de la Croix-Rouge. Il avait rendez-vous avec deux de ses plus chers amis, le baron Eugène de Rastignac et le frère cadet de ce dernier, l’abbé Gabriel, de passage à Paris pour quelques jours avant de rejoindre son affectation comme secrétaire de l’évêque de Limoges. Malgré le temps superbe et la perspective de prendre un agréable repas avec ses meilleurs amis, Bianchon n’était guère joyeux. Il venait d’apprendre, de la bouche même de sa veuve, la mort de son patient Marie-Guillaume de Bure, un homme qu’il estimait non seulement pour ses qualités de cœur mais aussi pour l’originalité de ses comportements. Lui, fils de l’éditeur le plus en vue de Paris, n’avait-il pas choisi de s’adonner aux joies de la botanique et de l’horticulture, laissant à son frère Laurent la charge de l’entreprise familiale ? C’est en songeant à cette destinée hors du commun, dans une société où celui qui tend à se singulariser est immédiatement mis à l’écart, qu’Horace Bianchon franchit le seuil de l’auberge du père Vergniaud. Les frères de Rastignac l’attendaient. Eugène, qui connaissait son Bianchon mieux que quiconque, remarqua immédiatement l’air attristé du médecin et lui en fit l’observation.
- Eh bien, mon cher, que nous vaut cet air maussade ?
- Je sors de chez une cliente, et je viens d’apprendre une bien triste nouvelle.
- Un de tes malades serait-il passé dans l’autre monde ?
- Tu ne crois pas si bien dire ! Un de mes amis, devrais-je dire, un homme comme on n’en rencontre pas souvent dans sa vie, même quand, comme moi, on fréquente une foule de personnes des plus diverses.
- Je n’aime guère te voir cet air-là. Il paraît que la parole soulage. Alors, en attendant que l’on nous serve, dresse-nous donc le portrait de ce personnage.
Bianchon eut un pâle sourire et, après avoir déployé sa serviette sur ses genoux, se tourna vers ses amis et commença de leur conter ce qu’il savait de Monsieur de Bure.
- Je connaissais Marie-Guillaume de Bure depuis les premiers jours de mon installation comme médecin à Paris. J’avais été appelé par Madame de Bure pour soigner son fils, Charles. C’est à cette occasion que je fis la connaissance du père. C’était un homme au visage fin, avec le nez un peu long, mais un regard rêveur et une voix claire, qui m’interrogea intelligemment à propos de la maladie de son fils et fit des remarques fort pertinentes qui dénotaient une vive intelligence et une connaissance développées des sciences modernes. Un courant de sympathie s’est établi aussitôt entre nous, de sorte que je suis souvent revenu à l’hôtel d’Allègre, même après la guérison du jeune Charles. Marie-Guillaume, que son épouse appelle tendrement Paul, est l’héritier de la fameuse maison d’édition qui existe depuis 1660 et qui a publié ces géants de la littérature que sont Molière, Racine, La Fontaine et quelques autres.
- Du beau monde, interrompit l’abbé Gabriel, visiblement intéressé par le récit d’Horace.
- Certes, et la fortune de cette maison n’a fait que croître au cours des siècles ! Elle a atteint son apogée quand les familles de Bure et d’Houry furent unie. Les d’Houry étaient cette autre famille d’éditeurs qui, depuis le XVIIeme siècle, publiait chaque année l’Almanach Royal, publication qui continua jusqu’en 1792 et ne fut interrompue que par les conséquences désastreuses de la déconfiture du libraire Lagrange.
- J’en ai entendu parler, remarqua le baron Eugène : c’était un parfait escroc !
- Escroquerie qui a bien failli emporter la maison de Bure-d’Houry. Elle ne valut son sauvetage qu’à l’intervention de L’Assemblée Nationale qui investit des sommes considérables pour rétablir l’équilibre financier du principal éditeur français, spécialiste entre autres de la publication des livres scolaires. Aux premiers jours de l’Empire, la maison de Bure-d’Houry était sauvée, et ses affaires étaient de nouveau florissantes et la fortune des de Bure considérable. C’est certainement l’une des plus riches famille de Paris, même si elle conserve un train modeste, plus bourgeois qu’aristocratique.
- Quel âge avait donc cet homme fortuné ? demanda Gabriel de Rastignac en saisissant délicatement sa fourchette.
- Je ne saurais le dire exactement, car je ne connais pas sa date de naissance. Mais, en fonction de constatations cliniques, je lui donnerais environ soixante ans. Ce que je sais c’est qu’il est né en Bourbonnais, dans un château qu’y possède sa famille depuis plusieurs générations. Les de Bure sont très attachés à leurs origines provinciales. D’ailleurs mon client n’est pas mort à Paris, mais en Normandie, à Malétable, dont il était maire. Je crois qu’il préférait la vie tranquille des champs à la vie passionnée de Paris.
- Sont-ce ces attaches provinciales qui font l’originalité de ton client ? demanda Eugène.
- Oui et non, répondit le médecin. L’attachement à la terre est peut-être à l’origine de la passion de Marie-Guillaume de Bure pour les plantes. Figurez-vous qu’il s’était fait une spécialité des iris.
- Des iris ?
- Oui ! Je crois même que ses connaissances en faisaient une des personnes les plus qualifiées de France, et peut-être du monde au sujet de cette fleur.
- On a peine à imaginer un éditeur qui passe son temps dans son jardin à soigner des iris, fit remarquer l’abbé Gabriel.
- C’est que mon client ne consacrait guère de temps à l’édition. Il avait depuis longtemps laissé la gestion de l’affaire familiale à son frère Laurent. Quant à sa mère, c’est elle qui tenait la boutique de librairie du quai de Augustins.
- Mais que faisait-il de ses iris ? interrogea le baron Eugène, que cette histoire semblait passionner.
- Il m’a plusieurs fois expliqué que lui et deux de ses relations, MM. Jacques et Lémon, recherchaient de nouvelles couleurs d’iris en examinant les nombreux semis qu’ils pratiquaient et en sélectionnant les fleurs les plus belles ou celles qui présentaient les caractères les plus nouveaux. Marie-Guillaume découvrait chaque jour dans le progrès de sa plante favorite des raisons d’admirer les productions naturelles. Il avait cette qualité des âmes grandes et fortes qui trouvent que les choses valent mieux que les idées. Il a publié des quantités d’articles sur les iris dans les revues spécialisées. J’ai lu ses « Observations sur les semis d’iris » parues dans les Annales de Flore et de Pomone. C’est très intéressant, et je crois que ces observations feront progresser la connaissance de la botanique.
- Son nom pourra être imprimé en haut de casse ! dit en riant l’abbé de Rastignac qui, avec l’appétit de son jeune âge, attaquait vaillamment le ragoût que venait de poser devant lui le père Vergniaud.
Cette aimable remarque eut pour effet d’apaiser un peu la mélancolie du pauvre Bianchon et le repas put se poursuivre dans une sérénité recouvrée. Le destin hors du commun de M. de Bure, en revanche, n’avait pas fini de retenir l’attention du monde scientifique.
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