16.4.10




DE NEUILLY A GUÉRANDE
A la manière d’Honoré de Balzac


Lettre de madame du Guénic à sa bru.

Guérande, le 5 juin 1841

Ma chère fille,

Depuis que Madame des Touches est dans son couvent de Nantes, et que Calyste est son légataire universel, vous savez que je veille à la bonne conservation de son castel, qui sera un jour votre bien. Il y a deux semaines je m’y suis rendue pour vérifier que le maçon Chaussenard avait bien terminé la remise en état de la cheminée mise à mal l’hiver dernier par une grosse tempête. En traversant le jardin, j’ai aperçu des fleurs dont la présence n’avait pas encore attiré mon attention. Il s’agit d’iris. Ici, cette plante est des plus courantes, c’est pourquoi celles de Mme des Touches n’avaient pas attiré jusque là mon attention. Mais cette fois je n’ai pas pu faire autrement que de les remarquer, car figurez-vous que ce ne sont point des iris ordinaires, ces fleurs mauves si parfumées mais dont le port manque tellement de tenue. Ceux de Mme des Touches au contraire se dressent fièrement, et s’ils ne sont point d’une taille exceptionnelle, du moins les tiges ne traînent-elles pas au sol, même quand le vent d’ouest balaie les jardins comme c’est encore le cas ces jours-ci. Il s’agit d’autre part d’iris dont les fleurs ont des couleurs tout à fait originales : il y en a une touffe avec des fleurs jaunes et une autre dans les tons de rouge pourpré balayé de brun. Ils étaient encore pleinement épanouis la semaine dernière et je n’ai pu résister à la tentation d’en cueillir un joli bouquet qui vient seulement de faner complètement.

Peut-on encore, ma chère enfant, à mon âge, s’enflammer pour des fleurs ? C’est ce qui m’arrive cependant. Je me suis prise à rêver que notre triste jardinet de Guérande pourrait être considérablement égayé par quelques taches de couleurs. J’ai fait part de cette réflexion à ma nièce Charlotte de Kergarouët qui est venue pendant quelques jours me tenir agréablement compagnie. Elle m’a confirmé qu’à Paris, il était possible de se procurer des iris de toutes les couleurs, en particulier auprès d’un Monsieur Jacques, jardinier du Parc Royal de Neuilly. Il paraît que ces fleurs-là se plantent en été. Voilà pourquoi, ma chère fille, je prend l’audace de vous demander s’il vous serait possible de me procurer quelques-unes de ces iris superbes. Vous pourriez me les apporter quand vous viendrez en Bretagne à la fin d’août, comme chaque année.

J’ai bien regretté de ne pouvoir être auprès de vous pour l’anniversaire de notre petite Fanny, le mois dernier. Mais je sais qu’elle est belle et qu’elle se porte bien. Je vous embrasse, ma chère Sabine, ainsi que notre Calyste adoré, et je vous assure de mes pensées les plus affectueuses.
Fanny du Guénic.

Lettre de Sabine du Guénic à sa belle-mère.

Chère maman,

Il n’y a pas qu’à Guérande que le temps soit exécrable. A Paris ce mois de juin est des plus maussade, et l’on ne peut point sortir sans se crotter.

J’ai reçu votre lettre il y a quelques jours et je me suis aussitôt mise en quête de trouver les iris dont vous me parlez. Puisque hier, exceptionnellement, nous jouissions d’un rayon de soleil, je suis passée rue des Saints Pères prendre mon amie Ursule de Portenduère, et nous sommes allées ensemble à Neuilly, au château, pour rencontrer Monsieur Jacques. C’est un homme qui doit avoir à peu près votre âge, mais qu’une vie au grand air a conservé dans un état de verdeur peu ordinaire. Il a conservé un enthousiasme de jeune homme et parle de ses iris avec une passion qui fait plaisir à constater. La saison est trop avancée pour que nous ayons pu voir ces plantes en fleur, mais les descriptions de Monsieur Jacques ont suffi pour guider notre choix. Vous m’avez parlé d’une iris jaune : M. Jacques nous en a recommandé une, qu’il a baptisée « Aurea » et qui, selon ses dires, se présente avec de petites fleurs, très nombreuses, de deux tons de jaune, les pétales étant un peu plus sombres que les sépales. Une autre iris doit correspondre à celle que vous avez admirée chez Mme des Touches. Il s’agit de « Palissy », une fleur décrite comme d’un brun violacé pour les pièces inférieures, alors que les pièces supérieures sont d’un beige vineux, veiné de plus sombre. Cela devrait vous plaire. Pour faire bonne mesure, nous avons choisi deux autres sortes d’iris. D’abord un violet profond avec de grosses fleurs, que M. Jacques a nommé « Château du Raincy », en souvenir, nous a-t-il dit, de l’ancienne demeure du Duc d’Orléans où il a longtemps travaillé. L’autre est, paraît-il, presque blanc, à peine bleuté, et porte le nom de « Princesse Amélie ».

Nous vous apporterons tout cela, comme vous le suggérez, lors de notre voyage d’automne à Guérande. Calyste pense que nous pourrons partir vers le 20 août. En tout cas ce ne sera pas avant parce que mon amie Ursule attend un enfant pour les alentours du 15 et que je veux être auprès d’elle en cette circonstance car vous savez avec quel dévouement elle m’a assistée au moment de la naissance de Fanny, qui fut un moment si pénible de mon existence.

Au printemps 1842 vous pourrez admirer sous votre fenêtre les iris de M. Jacques, et je me réjouis à la pensée du bonheur que ces quelques fleurs vous apporteront. Votre fille affectionnée,
Sabine.

2 commentaires:

loic a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
loic a dit…

Chère Madame du Guénic,

Quel bonheur de vous voir vous enflammer pour ces fleurs!
Je vous assure que votre àge est celui des justes choix, et vous le prouvez par votre entousiasme face à la nouveauté et votre discernement.
Vous faites taire les facheux qui parlent de l'àge comme d'une fatalité!
Je me fais une joie de ma prochaine visite ce printemps, immaginez mon bonheur de rencontrer votre « Princesse Amélie », vous allez faire battre mon coeur!