20.5.10











DE LA BEAUTÉ

S’il arrive que la beauté d’une chose soit universellement reconnue, notamment en ce qui concerne les grandes œuvres du passé, il est très fréquent, au contraire, que les opinions divergent à propos de celle-ci. Pour ne pas s’éloigner du microcosme des iris qui est le nôtre, il n’y a qu’à considérer ce qui se passe avec l’aspect des fleurs. Certains en tiennent pour les fleurs rigides, strictes, dont les seules qualités doivent être l’harmonie des couleurs, la tenue de celles-ci quelles que soient les conditions météorologiques, le nombre et l’espacement des boutons. D’autres accordent le plus grand intérêt aux ondulations et aux chantournages qui donnent à la fleur un aspect différent. Certains dénoncent les fleurs bouillonnées comme des dérives malencontreuses, d’autres s’extasient devant cette évolution. La beauté n’est donc pas unique, elle est le fait de la sensibilité de chacun, et ce qui est laid pour les uns est admirable pour les autres. Elle est, de ce fait, sujette aux modes et aux évolutions sociétales. Prenez l’exemple des iris space–age (ou rostratas). Leur existence n’est pas nouvelle et il en apparaissait déjà parmi les semis des frères Sass, dans les années 30/40. Mais ils étaient impitoyablement détruits parce que considérés comme des monstruosités. Un jour quelqu’un y a vu autre chose et s’est mis à les développer. Longtemps cette pratique a été contestée, puis, peu à peu, elle a été acceptée jusqu’à devenir d’une certaine banalité. Ce changement d’opinion a ainsi été le cas chez Richard Cayeux qui n’a longtemps trouvé aucun intérêts aux appendices pétaloïdes jusqu’au jour où il a commencé à utiliser ‘Conjuration’ en hybridation et en faire un de ses parents les plus prisés, enregistrant plusieurs iris à éperons qui lui ont valu honneurs et récompenses. On pourrait faire la même démonstration avec les iris broken-color (ou maculosas). Ce qui est laid un jour peut devenir beau le lendemain.

La beauté elle-même résulte de nombreux facteurs qui s’additionnent pour constituer ce que nous trouvons beau. Prenez une fleur d’iris. Elle est composée de plusieurs éléments qui s’articulent les uns avec les autres et c’est l’ensemble qui est plus ou moins beau. C’est déjà ce qu’au 3eme siècle, à Rome, le philosophe Plotin écrivait : « Le tout sera beau, alors qu’aucune des parties par elle-même ne sera belle, puisque chacune doit être en rapport avec le tout pour devenir belle. » Mais revenons à nos iris. Souvent Loïc Tasquier, l’amateur franco-néerlandais qui commence à se faire un nom dans le microcosme, lorsqu’il photographie une fleur d’iris, la capte dans son entier puis la décortique et présente individuellement pétales, sépales et styles. Cette dissection a pour but d’attirer l’attention sur les particularités de chacun de ses éléments : les différentes teintes du tépale depuis son point d’attache jusqu’à son extrémité, la forme spécifique qu’il peut prendre, les veines et dessins qui y apparaissent. Ce sont des éléments qui enrichissent la connaissance de la fleur, mais pris individuellement ils ne sont pas fondamentalement beaux. La beauté résulte de l’agencement de ces diverses pièces dans la fleur en son entier. Mais, dit Plotin avec juste raison, « Il faut pourtant que si le tout est beau, les parties le soient aussi. Une totalité de parties belles n’est certainement pas faite de parties laides ; tout ce qu’elle contient est beau. » Dans nos tépales décortiqués il y a donc une part de beauté qui, à première vue, nous échappe.

Cependant dans une compétition iridophile, lorsque les juges se penchent sur une variété, ce qui en fait la beauté n’est pas exclusivement la qualité de la fleur. Ils examinent comment les fleurs sont implantées sur la tige, comment celle-ci se dégage de la touffe, comment le feuillage accompagne les tiges florales, comment la plante se comporte là où elle pousse… C’est, comme écrit Plotin, « (…) la proportion des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble, ajoutée à l’agrément des couleurs, (qui) produit ce qui est beau pour la vue. » Il y a donc autant de niveaux de beauté qu’il y a de niveaux d’observation.

Et la sensation de beauté ne sera pas seulement fonction des éléments qui composent ce qui est beau, mais également, et dans une large partie, de ce que nous sommes prêts à considérer comme beau. Nous sommes préparés à réagir par une quantité d’acquis que des dispositions nouvelles peuvent heurter et, par conséquent, nous aurons du mal à considérer comme beau quelque chose qui entre en conflit avec ces acquis. Pourquoi la musique dodécaphonique a-t-elle été violemment rejetée au moment de son apparition sinon parce qu’elle agressait nos oreilles conditionnées à l’audition de la musique classique ? Pourquoi a-t-on mis au compost pendant des années les iris aux fleurs bariolées avant de les accepter, d’abord timidement, puis sans retenue, sinon parce que l’image de l’iris que nous avions en tête était celle des germanicas ou pallidas traditionnels présents depuis toujours dans nos jardins ?

Aujourd’hui on parle d’iris « spider », qui auraient des pièces florales étroites et allongées. Tout comme on trouve des détracteurs pour les fleurs bouillonnées qui se multiplient actuellement, il y aura des contempteurs des iris « spider », jusqu’au jour où leur abondance les aura rendus incontournables et où les mêmes qui les auront longtemps rejetés leur trouveront enfin une certaine beauté.

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