15.7.11

L’ACCIDENT



Même si de grands iris existent dans les jardins depuis la nuit des temps, ceux que nous admirons aujourd’hui ne sont que les derniers aspects d’une évolution qui a commencé il y a environ 150 ans quand les pépiniéristes, où les jardiniers curieux, ont décidé de faire un tri sélectif parmi les fleurs issues des croisements spontanés de plantes fécondées par les bourdons. Peu à peu sont apparues des plantes aux couleurs plus variées, au développement plus grand et plus solide. Toutes ces fleurs provenaient des espèces couramment cultivées chez nous, qui se nomment I. x germanica, I. pallida, I. variegata, I. plicata et quelques autres qui sont toutes originaires du pourtour méditerranéen ou des contrées environnantes. Mais à la fin du XIXeme siècle, il est apparu que le tour des possibilités fournies par ces espèces et leurs croisements étaient atteintes, ou presque. Les obtenteurs, qui avaient alors délaissé la fécondation naturelle pour la fécondation provoquée, se sont tournés vers de nouvelles espèces pour enrichir leur panoplie. Il se trouve qu’à l’époque des explorateurs et botanistes venaient de découvrir, au Proche Orient, des iris qui, pour ressembler à ceux connus et utilisés en Occident, n’en étaient pas moins plus forts, plus somptueux, avec des fleurs plus grosses à l’aspect admirablement satiné. Ces iris présentaient néanmoins plusieurs inconvénients : ils n’étaient pas rustiques, et ils n’offraient pas beaucoup de diversité dans les coloris. L’idée est donc venue tout naturellement d’essayer de croiser ces gros iris avec les iris déjà utilisés.

Ce sont les anglais qui se sont les premiers risqués à ces croisements. Tout d’abord Sir Michael Foster, qui pratiquait les croisements de manière scientifique, obtint plusieurs iris réussis à partir d’un « gros » iris d’origine turque, baptisé ‘Amas’. Un descendant de ‘Amas’ a connu un destin prestigieux. ‘Dominion’, obtenu en 1912 par un autre anglais, Arthur Bliss est considéré comme l’un des piliers de l’hybridation moderne, et ses descendants sont innombrables. Il a été utilisé partout et par tous.

Récolté en Palestine par le botaniste A. Ricard, l’iris ‘Ricardi’ a été ainsi dénommé par le Français Fernand Denis en l’honneur de son inventeur. C’est une forme de l’espèce I. mesopotamica, de couleur bleu lavande, qui ne tolère guère le froid, mais que F. Denis, installé à Balaruc, sur l’étang de Thau, a pu cultiver et croiser avec des variétés issues d’I. germanica. Les rejetons de ces croisements, que l’on peu qualifier de spectaculaires à côté des variétés antérieures, ont passionné les amateurs de l’époque. Notamment parce que les croisements réalisés à partir de ces nouvelles espèces moyen-orientales étaient fort peu souvent couronnés de succès et que les graines obtenues donnaient naissance à tant de variétés stériles. Pourquoi autant d’échecs ?

A l’époque les questions de chromosomes étaient largement ignorées. Un botaniste du nom de Strassburger avait bien, en 1882, observé la présence de chromosomes dans les plantes, mais cette découverte n’avait suscité aucun intérêt. Ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard que les premiers décomptes de chromosomes révélèrent la raison pour laquelle les iris de Turquie ou de Palestine, et leurs rares hybrides féconds, étaient plus grands et plus beaux : ils avaient quatre paires de chromosomes au lieu des deux paires qui caractérisaient les iris anciens.

Pour bien expliquer ce phénomène, je n’ai rien trouvé de plus parfait qu’un texte signé de Ben Hager, l’hybrideur bien connu, publié dans la première partie d’un livre de photographies artistiques d’iris, « L’Iris », du néerlandais Josh Westrich. Voici cette explication :
« Tous les organismes vivants, plantes et animaux, se composent de cellules. Toutes les cellules possèdent une structure de base commune et comportent chacune un noyau. Dans une seule de ses entités infinitésimales se regroupent de nombreux chromosomes dont le nombre varie suivant les organismes. Les chromosomes portent une carte génétique qui contrôle le développement et les caractères du nouvel organisme après la fécondation. La cellule-œuf produit de nouvelles cellules en tous points identiques et destinées à former une structure entièrement rajeunie. Au moment où dans la fleur se forment les cellules reproductrices ou gamètes, le nombre de chromosomes est divisé en deux lots égaux mais avec, souvent, un brassage des caractères portés par les chromosomes. Des cellules mâle et femelle du même parent (autofécondation) ou provenant de parents différents, vont donner des cellules-œufs ayant un patrimoine génétique différent et produiront des plantes différentes. (…) »
« La nature préfère la simplicité. Les individus provenant de la fusion de deux lots réduits de chromosomes sont dits diploïdes ; la plupart des organismes sont diploïdes, ou, du moins, l’étaient à l’origine. Mais les accidents arrivent : si, durant la formation des gamètes, les cellules ne réduisent pas correctement le nombre de chromosomes, l’œuf contient quatre jeux de chromosomes au lieu de deux. De telles cellules sont dites tétraploïdes ; du fait de l’accident auquel elles sont dues, elles possèdent tout en double. (…) En augmentant de deux à quatre le nombre de chromosomes dans une cellule, on porte à plusieurs millions le nombre de combinaisons possibles de gènes. Non seulement on accroît les dimensions ou la robustesse de la plante ou de la fleur, mais l’on multiplie encore de façon inimaginable, les possibilités de combinaisons de couleurs et de motifs…. » Or les iris grands et beaux étaient tétraploïdes, sans doute à la suite d’un accident génétique survenue dans la nuit des temps.

La réponse à la question posée plus haut est là : on avait mélangé des plantes tétraploïdes, les « nouveaux », en provenance d’Asie Mineure, avec des plantes diploïdes, les « anciens », bien de chez nous. D’où l’obtention de plantes triploïdes (un lot de chromosomes du parent diploïde et deux lots de chromosomes du parent tétraploïde), qui sont presque toujours stériles. Et si des croisements se sont révélés superbes et fertiles c’est qu’ils étaient tétraploïdes, par le fait d’un gamète non réduit chez un parent diploïde.

Ce phénomène s’est en fait produit un assez grand nombre de fois pour que les hybrideurs du début du XXeme siècle créent, sans mesurer la portée de leurs efforts, une nouvelle race d’iris, celle que nous connaissons actuellement et qui n’est, à vrai dire, que la conséquence d’un accident génétique.

Iconographie :
‘Député Nomblot’ (Cayeux, 1929. Tétrapl.) (Francheville x Bruno)
‘Dominion’ (Bliss, 1912. Tétrapl.) (Cordelia x I. macrantha)
‘Ballerine’ (Vilmorin, 1920. Tétrapl.)
‘Mme Chobaut’ (Denis, 1916. Tétrapl.) (I. ricardi X inconnu)

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