27.1.12
LA VIE HEUREUSE DES HYBRIDEURS
Ce qui s’applique au comportement de tout être humain en quête du bien s’applique évidemment à l’hybrideur à la recherche de l’iris parfait : avoir un but, s’y tenir, et chercher à l’atteindre le plus rapidement possible et avec les meilleurs moyens. Prendre aussi un peu de temps pour faire le point sur l’avancement de la recherche et s’assurer que la route suivie est la bonne.
Selon Sénèque, cela devrait suffire à son bonheur. Cependant le bonheur de l’obtenteur d’iris ne s’arrête pas là. En effet, lorsqu’une nouvelle variété apparaît, elle peut avoir les mêmes parents que de nombreuses autres, qui peuvent être ses sœurs de semis ou celles issues d’un croisement identique réalisé par un autre hybrideur, mais elle ne sera semblable à aucune autre et ne seront semblables à elle que les rejetons de sa multiplication végétative. C’est un phénomène dont on ne doit pas minimiser l’importance et dont il est intéressant de mesurer les conséquences.
Tous les hybrideurs se rendent-ils compte qu’en lançant dans le monde un nouvel iris ils créent une nouvelle plante qui, si tout va bien, pourra rester présente pour toujours ? Il n’est pas sûr que leur réflexion aille jusque là, mais ils ressentent néanmoins quelque chose d’exceptionnel et d’unique. Et c’est ce qui fait l’excitation et la volupté qui les submerge au moment de l’éclosion de chaque nouvelle fleur. Cette poussée d’adrénaline concerne aussi bien la fleur splendide que le laideron innommable. Dans le premier cas l’excitation va se transformer en enthousiasme : l’obtenteur va imaginer l’opulence ou la splendeur de la plante quand elle atteindra son plein développement, peut-être rêvera-t-il de gloire ou de succès commercial, selon son tempérament, peut-être, plus humblement, se contentera-t-il de la satisfaction d’avoir produit quelque chose de bien. Dans le deuxième cas la déception sera à la mesure de l’espoir suscité : il faut être bien blasé pour envisager sans état d’âme de détruire ce à quoi on a consacré tant de soins et d’attention. De toute manière restera l’admiration devant l’imagination de la nature et l’infinité des combinaisons qu’elle propose.
Pourquoi un hybrideur chevronné, qui travaille chaque année sur des centaines, voire des milliers de nouvelles plantes, continue-t-il, souvent toute sa vie, à jouer des brucelles et à guetter l’éclosion d’une simple fleur ? Parce qu’il vise toujours plus haut, toujours plus beau, toujours nouveau. La satisfaction qu’il éprouve à l’apparition d’une fleur réussie l’incite à rechercher un nouveau succès pour lequel il ressentira l’immense joie du créateur. C’est ce qu’on comprend lorsqu’on lit les petites chroniques que Keith Keppel ajoute chaque année à son catalogue. Il est satisfait de ce qu’il a obtenu, mais il envisage aussi plein d’autres choses et il se désole de ce que le temps qu’il lui reste à vivre, quelle qu’en soit la durée, sera nécessairement trop court pour atteindre un « mieux » qu’il imagine et dont il voit la réalisation chaque fois reportée vers l’avenir : comme le navigateur qui voit l’horizon continuer indéfiniment de s’éloigner.
La vie de l’hybrideur est heureuse. Elle est emplie de satisfactions ponctuelles et d’espoirs sans fin. Et les échecs, les balbutiements de la nature, s’ils le déçoivent sur l’instant, l’incitent à continuer pour contourner les obstacles et surmonter les difficultés. C’est pourquoi les hybrideurs qui abandonnent sont si peu nombreux.
En ce sens l’obtenteur d’iris n’est pas différent des autres créateurs. Un peintre, un musicien éprouve les mêmes satisfactions, les mêmes emballements momentanés, les mêmes jouissances prolongées, les mêmes exigences de perfection qui le poussent à continuer et à envisager de nouvelles œuvres toujours plus belles et toujours plus réussies.
Tous les artistes, tous les obtenteurs d’iris, ne sont pas des génies, mais ils ont tous le même désir de créer. C’est cela qui, en fin de compte, est au cœur de leur bonheur.
Illustrations :
· « Bouton près à éclore » ;
· ‘Cat in the Hat’ IB (P. Black, 2009)
· ‘Polzevet’ (semis Madoré¹, non enregistré)
· ‘Ciel d’Été’ (semis Tauzin, non enregistré)
1 = un hybrideur qui abandonne sa passion…
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1 commentaire:
Quel bel article ! Merci infiniment !
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