19.8.16

DE VRAIS ARTISTES

Dans une chronique publiée ici en janvier 2008, et intitulée « Créateurs d'éternité », on pouvait lire ceci : « Tous les hybrideurs se rendent-ils compte qu’en lançant dans le monde un nouvel iris ils créent une nouvelle plante qui, si tout va bien, pourra rester présente pour toujours ?

 Les nouveaux cultivars, une fois qu’ils ont commencé à pousser, ont vocation à exister éternellement. En effet le système végétatif qui est le leur, avec son renouvellement par extension du rhizome originel, ne peut pas dégénérer et se multipliera indéfiniment à l’identique. C’est la raison pour laquelle on peut toujours trouver dans nos jardins des antiquités comme ‘Celeste (Lemon 1858), ‘Ma Mie’ (Cayeux F. 1903) ou ‘Prosper Laugier’ (Verdier 1914), et des centaines d’autres, pieusement conservés par des passionnés comme les animateurs de la HIPS (Historic Iris Preservation Society).

 C’est une lourde responsabilité, en fin de compte, que de se lancer dans l’hybridation. A une échelle infime, créer un nouvel iris c’est modifier un élément du monde végétal. C’est une responsabilité encore plus grande que celle de concevoir un enfant. Car celui-ci, s’il se reproduit, ne le fera pas à l’identique et ne sera lui-même que pour un temps sur notre Terre. A la différence de la nouvelle plante qui défiera les siècles, pour peu que la chance lui laisse la possibilité de croître et de disséminer sur toute la planète des clones d’elle-même, et sera encore présente quand son créateur aura depuis longtemps disparu. »

 L'hybrideur d'iris (comme d'ailleurs l'hybrideur de bien d'autres plantes) rejoint un monde où prospèrent tous les artistes. On peut même dire que son domaine recouvre celui de plusieurs autres. Cela fait de lui un artiste polyvalent particulièrement remarquable.

Son domaine s'apparente à celui du peintre. Comme lui il manie la couleur. L'artiste peintre dépose directement sur la toile ou le papier ce qu'il veut exprimer. L'artiste hybrideur n'a pas cette opportunité. Certes il peut laisser à la nature le choix des couleurs et de leur juxtaposition lorsqu'il effectue un croisement de hasard ou de fantaisie, mais s'il ajoute à son désir de créer une connaissance approfondie de la génétique il dirigera l'action de la nature dans le sens de son ressenti artistique. C'est la différence entre celui qui effectue un croisement simplement par plaisir ou curiosité et celui qui s'est fixé un but précis et qui tente de l'atteindre. Il y a d'un côté ce que fait celui qui attrape un pinceau et barbouille un support et de l'autre ce que prépare celui qui a appris à travailler dans une école des beaux-arts. Le génie artistique joint à la maîtrise technique, c'est le propre des grands hybrideurs comme Joë Ghio ou Keith Keppel. Mais il peut arriver, avec l'intervention de la chance, qu'un croisement empirique donne naissance à un chef d’œuvre.

L'hybrideur tient aussi du sculpteur. Un iris n'est pas seulement une création colorée. La forme de la fleur, son côté ouvragé ou stricte, la disposition des corolles de part et d'autre de la tige, l'élévation de celle-ci, la puissance du feuillage, tout cela s'apparente à la mise en scène d'une statue et du mouvement donné par l'artiste à la matière qu'il travaille. L'action de l'hybrideur, dans ce cas, se place dans la sélection qu'il doit faire parmi les plantes nées de son intervention et fait donc appel en partie à son bon goût et à son sens de l'esthétique, mais aussi à ses connaissances en horticulture. Combien de fois ai-je entendu un obtenteur se désoler des faiblesses végétatives d'une fleur dont la réussite esthétique n'empêchera pas la fin calamiteuse sur un tas de compost !

Avec sa structure ternaire et son feuillage linéaire l'iris est en lui-même une construction, un édifice où le côté rectiligne et sévère de la plante s'apparente aux perspectives des grands immeubles tandis que la grâce un peu lourde des larges fleurs rejoint les ornementations qui agrémentent les façades des palais et les chapiteaux des colonnes. En ce sens, l'hybrideur qui organise tout cela, se rapproche de l'architecte et ajoute une nouvelle dimension à son ouvrage.

Il est sans doute plus subtil d'établir un lien entre musique et horticulture, et pourtant !... Prenez le travail d'un Keppel sur les iris plicatas et la virtuosité avec laquelle il écrit à chaque création de nouvelles variations surprenantes sur un thème primitivement infiniment simple. N'est-on pas en phase avec ce qu'ont fait les grands compositeurs comme Bach, Brahms ou Beethoven ? On pourrait faire le même constat avec le travail de Vernon Wood sur les iris roses ou de Richard Cayeux sur les fleurs bleu-blanc-rouge. Tout le travail de l'hybrideur qui consiste à développer ou à varier une idée de modèle ou de coloris, est assimilable à celui du compositeur dans la variation ou le contrepoint.

Le lien entre hybridation et littérature est sûrement plus difficile à établir car l'émotion littéraire ne passe pas par les mêmes sens. Une fleur concerne d'abord la vue, puis, dans une moindre mesure l'odorat, voire le toucher, alors qu'une œuvre littéraire, prose ou poésie, concerne directement le cœur. Néanmoins l'une et l'autre agissent sur la sensibilité de celui à qui elles s'adressent, ce qui est le fait de tout ce qui est artistique. Cela confirme bien que l'hybridation est un art à part entière et que son côté purement matériel n'est pas différent de celui de n'importe quel autre geste artistique : le ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre rejoignent les brucelles de l'hybrideur.

 L'hybridation, on peut le dire, est même un art qu'on peut qualifier de majeur car l'objet créé a vocation à être éternel. Même si l'on sait par expérience que de très nombreuses variétés d'iris n'auront qu'une existence relativement brève, pour des raisons plus matérielles ou économiques qu'artistiques, il n'empêche qu'un cultivar peut, si rien ne vient interrompre sa multiplication et sa dispersion, être encore là dans les siècles des siècles, tout comme les peintures rupestres de Lascaux, les toiles de Velasquez ou les symphonies de Mozart.

Illustrations : 


 'Céleste' (Lemon, 1858) 


'Bewitchment' (Ghio, 2003) 


semis plicata de K. Keppel 


'Séducteur' (R. Cayeux, 2009)

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