26.11.17

MYSTÈRE DU TEMPS

Ce titre « Mystère du Temps » est d'abord celui d'une pièce du compositeur tchèque du XXe siècle Miloslav Kabelač. Il m'a fait penser au phénomène qui, d'année en année, a amené la transformation des fleurs d'iris. Et cette réflexion est consécutive à la préparation d'une conférence que l'on m'a demandé de faire sur l'histoire des iris à l'occasion de la journée du patrimoine.

Par quel processus une fleur attrayante mais banale est-elle devenue, en près de deux cents ans, une création subtile et même sophistiquée ?

Quand Guillaume-Marie De Bure a commencé à sélectionner des iris hors du commun dans son jardin de Malétable, il n'a pas cherché à modifier la forme de la fleur elle-même. Il s'est contenté de trier parmi ses semis celui, puis ceux, qui lui semblaient d'un modèle ou d'une couleur pas encore rencontrés. C'est bien le cas de sa première variété, I. buriensis, que l'on devrait plutôt, d'ailleurs écrire 'Iris Buriensis' puisqu'il ne s'agit pas du tout d'une espèce botanique, mais d'un cultivar comme aujourd'hui il y en a plus de dix mille. Cet iris était un plicata, sur fond blanc, avec de délicates broderies indigo : un modèle et un coloris devenu tout à fait ordinaire de nos jours mais sans nul doute original en 1830.

La démarche de M. de Bure a été poursuivie par ceux qui ont suivi sa trace et se sont lancés dans le commerce des iris, MM. Jacques puis Lémon. Regardez 'Mme Chéreau' (Lémon, 1844). Y a-t-il une différence dans la forme qui soit apparue en quinze ans ? On peut encore aller plus loin, presque cinquante ans plus tard, et constater que le petit 'Maori King' (Reuthe, 1890), obtenu en Angleterre, n'est guère différent de l'espèce botanique I. variegata dont il dérive directement. Améliorer la forme de la fleur n'entrait-il pas dans les projets de nos ancêtres ? Ou leurs travaux ne débouchaient-ils sur aucun changement ? Peut-être y avait-il un peu des deux : s'éloigner des iris botaniques pouvait sembler sacrilège et être à ce titre prudemment rejeté, ou bien le peu de croisements interspécifiques de la fin du XIXe siècle n'apportait-t-il aucune modification.

Pour rester dans le domaine des plicatas, on constate qu'en 1906, 'Ma Mie', l'archi célèbre variété des débuts de Ferdinand Cayeux, n'avait pas évolué pour ce qui est de la forme.

L'amorce d'un changement apparaît avec l'utilisation des iris tétraploïdes du Moyen-Orient, à partir des années 1920, mais cela n'est pas encore une avancée vraiment significative : voir 'Edith Cavell' (Denis, 1921). Ce n'est encore que la taille de la fleur qui évolue : elle augmente de volume et cela fait l'admiration des commentateurs de l'époque.

Il faut à vrai dire attendre la fin des années 1930 et l'apparition de 'Snow Flurry' (Rees, 1939) pour constater quelque chose de nouveau dans la forme des fleurs. Ce sont les premières ondulations. Quand on regarde 'Snow Flurry' aujourd'hui, on se dit que ces ondulations sont bien modestes. Il n'empêche qu'elles ont fait s'extasier tout le monde. De nombreux hybrideurs ont compris que c'était là un progrès et ils ont largement utilisé cette variété dans leurs programmes. De nos jours existe-t-il encore quelque cultivar qui ne possède pas dans son ADN la trace de 'Snow Flurry' ? Les ondulations, sur les sépales principalement, ont non seulement changé l'aspect des fleurs, elles ont aussi donné de la rigidité à l'ensemble et permis que les sépales se maintiennent proches de l'horizontale ce qui en améliore l'apparence. Les oreilles de cocker n'étaient pas le côté le plus élégant des fleurs d'iris de l'avant 'Snow Flurry'.

Peu de temps après les tépales ondulés, ce sont les plumetis en forme de dentelle qui sont venus orner les fleurs d'iris. On prend généralement pour point de départ de cette modification la variété 'Chantilly' (Hall, 1943), mais le phénomène est apparu sur d'autres variétés au même moment. Les bords dentelés n'ont pas modifié en profondeur l'apparence des fleurs d'iris, mais ils leurs ont donné un charme supplémentaire, tout comme un bouillonné de dentelle accroît l'élégance d'une robe de mariée. Il n'en faut pas trop, cependant. Il arrive que certaines fleurs d'aujourd'hui, additionnant les effets d'ondulations prononcées et de dentelures très denses font perdre à la fleur sa gracieuse simplicité et la facilité de son éclosion.

D'autres changements sont intervenus, dans les années 1960/1970. D'abord les sépales se sont élargis dès leur aisselle. Ils sont parvenus à se chevaucher dans le cœur de la fleur. De ce fait ils s'entre-aident pour rester bien horizontaux. Les pétales qui botaniquement s'inclinent en dôme au-dessus des parties génitales des fleurs pour les protéger, se sont redressés et ouverts : la fleur prend plus ou moins l'apparence d'une tasse posée sur sa soucoupe... Ces modifications ne sont pas faites pour faciliter la fécondation des fleurs : les pétales bouillonnés dissimulent souvent les barbes et encombrent le chemin qu'emprunteraient les bourdons pour accéder au nectar ; les pétales ouverts ne jouent plus leur rôle pour éviter que la pluie ne lessive les étamines et disperse le pollen, mais qu'importe puisque ce ne sont plus les insectes qui effectuent les croisements et que les hommes savent écarter les bouillonnés excessifs et protéger leur travail d'un léger voile de gaze. Par ailleurs les obtenteurs se sont rendu compte que les pétales et les sépales épais et charnus fanaient moins vite et prolongeaient donc la durée de vie des fleurs. Ils ont donc privilégié cette configuration et l'apparence des fleurs, comme leur longévité en ont été changées. On pourrait aussi parler du développement de pétaloïdes exubérants à la pointe des barbes ou l'apparition de sortes de pompons en lieu et place de celles-ci : ce sont bien des modifications de la forme des fleurs. Et l'on pourrait ajouter, en ce qui concerne plutôt la tige florale que la fleur proprement dite, la recherche d'un développement en candélabre (ou en grappe de muguet, c'est comme on veut)... Autant de transformations qui ont été dans le sens d'une sophistication des fleurs d'iris. Quand on met côte à côte 'Thaïs' (F. Cayeux, 1926) et 'Ocean Liner' (Keppel, 2016, on est frappé par le chemin parcouru en quatre-vingt-dix ans !

C'est le temps qui a fait son œuvre, provoquant une évolution erratique, avec des périodes de changements rapides et d'autres de stagnation indécise. C'est le temps qui a modifié le goût et le ressenti des amateurs comme des obtenteurs et poussé ceux-ci à retenir des formes nouvelles. C'est là le mystère du temps tel qu'il s'adapte à notre monde des iris...

Iconographie : 



'Mme Chéreau' 


'Maori King' 


'Ma Mie' 


'Edith Cavell' 


'Thaïs' et 'Ocean Liner'

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"Et cette réflexion est consécutive à la préparation d'une conférence que l'on m'a demandé de faire sur l'histoire des iris à l'occasion de la journée du patrimoine."

Sylvain, pouvez-vous nous faire savoir où vous ferez cette conférence et si vous comptez nous faire bénéficier d'une version écrite?

Merci d'avance,

AK

Sylvain Ruaud a dit…

Cette conférence sera redonnée le dimanche 20 mai 2018 à l'ancien presbytère de Champigny sur Veude 37420, en principe à 10.00 h. (l'horaire exact n'est pas encore fixé), à l'occasion de la Journée "Iris et Patrimoine", au cours de laquelle la collection d'iris de la ville sera inaugurée et la variété 'La Grande Mademoiselle' (Martin Balland, 2018) sera officiellement baptisée.