24.8.18

IMAGINE !

«Nous sommes humains parce que nous avons accès à ce qui n'existe pas.» (J. C. Rufin – Le Grand Coeur)

 Aussitôt lue, la phrase ci-dessus m'a entrainé dans une longue réflexion, comme il m'arrive souvent d'en avoir, pour un oui, pour un non. Je cherchais justement un sujet pour une nouvelle chronique, et celui-ci m'a paru évident : comment un amateur d'iris en vient-il à se lancer dans l'hybridation ?

Avoir accès à ce qui n'existe pas, c'est peut-être ce qui nous différencie le plus des animaux (devrait-on dire « des autres animaux » ?) Nous, les hommes, avons la faculté de ne pas nous contenter du présent et celle de nous projeter dans l'avenir, même si l'avenir tel que nous le voyons à un moment donné ne se réalisera pas exactement comme nous l'imaginons pour toutes sortes de raisons et d'interférences avec les actions des autres et même d’éléments et d'événements extérieurs. Mais cette capacité d'aller vers ce qui n'existe pas est là. Elle est même si présente qu'elle est indissociable de notre vie. Nous réfléchissons, puis nous agissons en fonction de ce à quoi nous avons réfléchi et de ce que nous projetons.

Parfois certains animaux semblent accéder à cette capacité. Je me rappelle un documentaire animalier où une troupe d’éléphants s'organisait pour sauver un éléphanteau tombé dans une rivière dont il ne pouvait pas escalader les rives escarpées. Les adultes, constatant cette situation, ont entrepris de creuser une rampe dans la terre meuble de la rive pour que le petit, trop lourd pour être soulevé à bout de trompe, puisse grimper et se sortir de ce mauvais pas, poussé par derrière par ses mère et sœurs. Cette organisation forcément réfléchie procède-t-elle du même phénomène que celui d'une création humaine ? On peut se poser la question. Cependant la création est éphémère. C'est une adaptation à une situation d'urgence, admirable certes, mais cela n'est pas exactement une réalisation consécutive à une réflexion créatrice complexe, faisant appel à des connaissances autant qu'à du rêve, même si s'en est une amorce. Il lui manque la part de l'imaginaire. Cela place quand même les éléphants sur la voie de la création. Une voie que n'atteint pas le petit oiseau sur sa branche, qui vit l'instant mais n'envisage pas l'avenir. Cette faculté semble n'être qu'humaine.

 Avoir accès à ce qui n'existe pas, c'est certainement ce qui motive l'amateur d'iris quand il se lance dans l'hybridation. Lorsqu'un amateur d'iris envisage de créer ses propres variétés, c'est parce qu'il conçoit quelque chose, un iris qu'il voit doté de telle ou telle caractéristique, de telle ou telle apparence. Il rêve. Ce rêve peut ne pas être particulièrement précis, les contours de la fleur peuvent rester vagues. Il peut même se limiter à une idée, une fleur sans traits définis, mais qui concrétiserait une curiosité et donnerait corps à un désir de créer quelque chose de personnel. Cette plante qui n'existe pas (ou pas encore) il la voit avec plus ou moins de netteté et son désir de lui donner une existence va le conduire à se lancer dans une aventure créative..

Pour cette aventure certains vont procéder sans plan, sans autre réflexion que le désir de créer et de voir ce que son geste va donner. D'autres, plus méthodiques ou plus désireux d'obtenir une création réussie, vont approfondir le sujet, étudier la génétique, la généalogie, la botanique, l'horticulture. Chacun va agir en fonction de son tempérament, de son souci de la perfection ou de son attirance pour l'inconnu. Lorsque j'explique à des auditeurs comment il faut procéder pour polliniser un iris et réaliser un croisement, certains ne sont intéressés que par la connaissance des gestes techniques : le comment faire leur suffit ; d'autres s'interroge sur les variétés à choisir pour espérer réussir un iris qui ne soit pas le résultat du seul hasard. Il y a une infinité de degrés dans l'imagination. Avoir accès à ce qui n'existe pas ouvre la porte à l'inconnu. Pour certains il peut même être excitant d'avancer sans savoir où l'on va, alors que d'autres choisiront un chemin aussi précisément jalonné que possible.

Cette projection dans l'avenir n'affecte pas seulement les néophytes. Les hybrideurs chevronnés imaginent aussi ce qu'ils pourraient ou voudraient obtenir. Le meilleur exemple de cette réflexion vers ce qui n'existe pas se rencontre chez Keith Keppel, le pape des iris plicatas et l'un des maîtres actuels de l'hybridation. Son enthousiasme de jeune homme éclate au grand jour lorsqu'il fait un inventaire minutieux et méticuleux des différentes possibilités, et envisage les innombrables occurrences des mélanges. Son esprit s’ouvre vers l’infini et son plus grand regret est de savoir que la durée de sa vie ne sera pas suffisante pour qu'il puisse constater l'apparition de coloris ou de mélanges de couleurs nouveaux, qu'il imagine, mais qu'il craint de n'avoir pas le bonheur de voir dans la réalité. Car imaginer ce qui n'existe pas sera moins enthousiasmant si l'on ne peut envisager de constater par soi-même la réalisation de ses rêves. Mais par bonheur on peut aussi toujours imaginer, en dépit des limites que notre nature d'être vivant nous fixe, d'avoir la chance de durer suffisamment pour jouir du résultat de ce que l'on aura fait pour rendre réel ce que notre esprit a conçu et ce que notre main à fabriqué.

L'amateur qui devient hybrideur n'a sûrement pas l'ambition de se montrer l'égal de Keith Keppel ou de quelque autre hybrideur de génie, mais il est saisi par le besoin de créer quelque chose qui n'existe pas et, en cela, il agit en être humain.

Iconographie :


 - Quatre semis Keppel, exemples de sa créativité.

1 commentaire:

nathalie a dit…

très beau texte...