12.10.18

CHANTER LA MESSE À SES GENOUX

 
CARMEN

Carmen est maigre - un trait de bistre
Cerne son oeil de gitana ;
Ses cheveux sont d'un noir sinistre ;
Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu'elle est laide,
Mais tous les hommes en sont fous ;
Et l'archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;
(...)
(Extrait du recueil "Emaux et Camées")

Citer la « Carmen » de Théophile Gautier à propos d'iris, n'est-ce pas un peu tiré par les cheveux ? Justement ceux de cette Carmen sont « d'un noir sinistre » si l'on en croit le poète ; une couleur bien difficile à atteindre pleinement chez nos fleurs préférées. Peut-être est-ce pour cela que « tous les hommes en sont fous » ? Car tout ce qui est a priori inaccessible (ou presque) suscite l'excitation et l'émulation, « Et le désir s'accroit quand l'effet se recule » comme Corneille l'a fait dire à Polyeucte ! Mais la fleur noir de l'iris est-elle à la fois envoûtante et d'une beauté discutable comme peut l'être la Carmen de Théophile Gautier, dont « les femmes disent qu'elle est laide » mais pour laquelle l'archevêque de Tolède est prêt à se prosterner jusqu'à « chanter la messe à ses genoux » ? Cela ne semble pas se confirmer ! Nous allons voir que la poursuite de ce rêve, pour compliquée qu'elle puisse avoir été, ne fut pas aussi passionnelle !

La recherche du noir chez les iris n'est pas apparue dès le début de l'hybridation. L'intérêt pour cette couleur ne s'est manifesté que progressivement et seulement à partir des années 1930. Le premier à s'y être frotté, et le moins connu, est le colonel Jesse Nicholls. Cet officier supérieur était aussi savant en art militaire qu'en horticulture et en particulier en celle des iris. Son aventure commence avec 'Valor' (1932), un bitone aux sépales tirant sur le bleu noir. Nicholls, en bon horticulteur, a aussitôt tenté d'approfondir le côté sombre de son iris en le croisant avec un autre bleu-noir, 'The Black Douglas' (Jacob Sass, 1934) dont on parlera un peu plus loin. 'Black Valor' (1938) est le résultat de ce croisement. Comme il se doit c'est un bleu-noir profond. Fort de ce résultat, Jesse Nicholls a poursuivi en croisant de nouveau 'Valor' avec un descendant de 'Alcazar' et de 'Souvenir de Mme Gaudichau'. Résultat : 'Mata Hari' (1936) et 'Smolder' (1937). Unis, ces deux iris ont donné 'Storm King' (1939) qui fut très admiré, à juste raison.

D'autres hardis hybrideurs, à peu près au même moment, s'étaient lancés dans l'aventure. Les frères Sass, dans le Nebraska, tout d'abord. Ils ont sélectionné les plus sombres de leurs semis issus de leur ligne de bleu et de violet et les ont croisés entre eux. Le résultat a été l’introduction de ‘The Black Douglas’ en 1934. Paul Cook dans l’Indiana et les Schreiner dans l’Oregon ensuite, chacun selon son propre chemin. Pour Paul Cook, la voie a été celle de Iris aphylla (petit iris bleu très foncé), qu’il utilisait aussi à d’autres fins dans ses programmes, et il a introduit en 1938 le fameux ‘Sable’, qui fut considéré comme le meilleur noir de son époque, et dont le descendant ‘Sable Night’ (50), encore plus sombre, a obtenu la Médaille de Dykes en 1955. Au moment où ‘Sable’ était mis sur le marché, la famille Schreiner obtenait ‘Ethiop Queen’ (1938), descendant de ‘The Black Douglas’ et d’un semis brun-rouge sombre. Elle a continué sur sa lancée. Puis en profitant elle aussi des aptitudes de I. aphylla, par l'intermédiaire de 'Dymia' (Schuber, 1936), qui est considéré comme provenant de cette espèce, et de 'Black Forest' (1944) qui est un descendant à la ois de 'Dymia' et d'Ethiop Queen'. « Ce 'Black Forest', en association avec 'Storm King' et 'Sable' forme le triumvirat qui est à la base de toute la recherche moderne sur les iris noirs » (The World of Irises). On se rend compte à quel point 'Black Forest' a été important pour le prolongement de la quête de l'iris noir en regardant l'arbre généalogique de sa descendance tel qu'on le trouve dans «  The World of Irises ». On y trouve tous les classiques qui ont figuré dans nos collections au cours des cinquante dernières années et, par conséquent, les ancêtres des noirs d'aujourd'hui.

Le noir est donc une couleur dont la recherche s'est passée comme pour les autres et si on dit que tous les hommes en sont fous, on parle surtout des hybrideurs américains. la progression vers le noir vraiment noir s'est poursuivie chez Orville Fay à qui l'on doit 'Gulf Stream' (1945), puis, surtout, 'Black Hills' (1950), 'Total Eclipse' (1952) et 'Black Swan' (1960). Les Schreiner ensuite : 'Tuxedo' (1964), ‘By Night’ (76), ‘Superstition’ (77), ‘Swazi Princess’ (78), mais aussi Gordon Plough : ‘Swahili’ (65), ‘Study in Black’ (68), puis ‘Black Market’ (73) et ‘Interpol’ (73), de même que Luihn : ‘Dusky Dancer’ (67), Hager : ‘Basic Black’ (71) ou Gibson : ‘Opening Night’ (70)...

L'histoire serait sans doute plus passionnante si on y trouvait un souffle épique, voire même une touche de polar, mais elle ne contient rien de cela : Pas de quoi affoler un archevêque ! Les choses ont suivi leur cours avec un important progrès au cours des années 1980. La profondeur du noir s’est accrue, accompagnée d’un aspect velouté des tépales qui ajoute à la perfection. Témoins, chez Schreiner, ‘Black Dragon’ (82), ‘Back in Black’ (86), ‘Midnight Express’ (88), chez Maryott ‘Witches’ Sabbath’ (86), chez Stahly ‘Black Flag’ (88), chez Luihn ‘ Blackout’ (88), chez Innerst ‘Before the Storm’ (89)… Et les Schreiner, ont maintenu le cap : chaque catalogue a présenté quelque nouveauté noire : ‘Night Ruler’ (90), ‘Midnight Dancer’ (91), ‘Hello Darkness’ (92), ‘Black Tie Affair’ (93), ‘Paint it Black’ (94), ‘Old Black Magic’ (96)… Les variétés noires d'aujourd'hui ne sont pas loin d'avoir atteint une saturation du noir parfaite comme c'est le cas de 'Here Comes the Night' (Schreiner, 2009). Elles jouent plutôt sur des améliorations formelles comme les ondulations des pétales ou le nombre de boutons floraux. Tout cela à partir des variétés noires antérieures. Tous les iris noirs actuels ont au moins pour parent l’une des variétés citées ci-dessus. ‘Night Ruler’ apparaît derrière ‘Midnight Vigil’ (Stahly 2005) ; ‘Hello Darkness’ est la base la plus utilisée, comme pour ‘Black Phantom’ (Maryott 2001), ‘Dangerous Mood’ (Schreiner 2004), ‘Fade to Black’ (Schreiner 2002), ‘Lord of the Night’ (Sutton G. 2005), ou ‘Warranty’ (Johnson T. 2003) ; ‘Black Tie Affair’ est un des parents de ‘Tahitian Pearl’ (Johnson L. 2003) ; ‘Paint it Black’ figure dans le pedigree de ‘Twilight Tear’ (Filardi 2006) ; quant à ‘Old Black Magic’, c’est la « mère » de ‘O’ So Very’ (Brown D. 2005). Et il ne faut pas oublier ceux qui ont utilisé les noirs de la génération précédente, comme Sterling Innerst pour ‘Anvil of Darkness’ (98) ou 'Black Suited' (1999), qui a fait appel à ‘Before the Storm’ ; de même Hedgecock s’est servi de ‘Swazi Princess’ pour ‘Cowboy in Black’ (2004) et ‘Dark Past’ (98).

 En dehors des USA le noir n'a pas provoqué le même frisson. Du temps de son apogée, la famille Anfosso nous a donné ‘Calamité’ (1982), ‘Bar de Nuit’ (1987), ‘Draco’ (1988), puis encore ‘Nuit de Chine’ (1993) et ‘Nuit Fauve’ (1994), mais cette série s'est arrêtée, comme le reste... Gérard Madoré a obtenu ‘Pen Hir’ (2001) et ‘Armorique’ (2005) mais il à remisé ses brucelles... Quand à Sergeï Loktev, auteur de ‘Chiornaya Vdova', « la veuve noire » (2006), il n'a pas eu la chance d'aller plus loin... Le noir, qui profite aux Américains, serait-il fatal aux Européens ? C'est la petite touche dramatique de l'histoire des iris noirs. Mais il ne faut pas s'arrêter là. L'ont bien compris B. Laporte avec son 'Dakar' (2009) ou J. C. Jacob, pour son 'Macassar' (2016). Si la Carmen de Théophile Gautier, qui n'est pas laide du tout, ne fait plus perdre la tête à ses admirateurs, il ne faudrait pas qu'elle freine les ardeurs de certains parmi les plus superstitieux !

Iconographie : 


 'Black Valor' 


'Ethiop Queen' 


'Midnight Dancer' 


'Night Ruler'

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