28.10.18

DANS L'ORDRE DES CHOSES

Jacques Brosse qui fut à la fois naturaliste spécialiste de l'arbre, historien des religions, philosophe puis moine boudhiste, a d'abord été l'auteur d'un essai publié en 1958, intitulé "L'Ordre des Choses" (qui fut, je crois, son premier ouvrage) où l'on la surprise de trouver une apologie de l'iris. On y trouve par exemple cette description qui ne peut qu'enthousiasmer les amateurs :  « peu de fleurs ont un aspect plus charnel : on y distingue des langues suaves, des lêvres finement ourlées, des courbes lascives ; on discerne sous cette peau diaphane la très fine résille des veinules et des artérioles où la vie circule, mais cette chair est protégée par une telle subtilité, une telle susceptibilité que le seul regard la pourrait bien irriter et corrompre ; elle semble réservée à ces plaisirs de pure contemplation qu'on ne savoure pas facilement par soi-même. » Avec ce texte Jacques Brosse découvre tout ce qui fait que tant de gens sont tombés sous le charme des iris et n'ont jamais pu s'en défaire. Combien de fois ai-je lu, dans l'autobiographie de passionnés d'iris la phrase «  J'ai été harponné » (en anglais « I was hooked ») ? Et combien a-t-il fallu d'attention pour remarquer les veines qui parcourent les pétales et sépales, comme on en distingue à travers la peau d'un être humain ? En grand rêveur qu'il est, Jacques Brosse voit dans la fleur d'iris les caractères féminins. Mais il aurait pu y distinguer tout aussi bien les traits masculins, parce que les uns et les autres y sont réunis. Une fleur d'iris est en effet une formidable machine destinée à la reproduction. Tout y est incroyablement et astucieusement manigancé pour que se réalise l'acte sexuel et que s’accomplisse le renouvellement de la plante.

Toutes les plantes ne déploient pas autant d'artifices pour en arriver là. Sous ma fenêtre l’ampélopsis qui revêt entièrement la maison n'a pas besoin de se montrer aussi ostentatoire. Dans la chaleur des après-midis de juillet les bractées qui protègent les minuscules fleurs sans pétales ni sépales s'ouvrent brusquement et se déversent jusqu'au sol avec un léger bruit de chute d'eau. Aussitôt des armées d'abeilles se précipitent vers le nectar que recèlent les délicates fleurs presque invisibles. La fécondation va avoir lieu, dans la discrétion la plus complète. Ce n'est pas du tout le scénario inventé par les iris ! Au contraire, avec une impudeur totale, les attraits féminins y sont mis en évidence et les insectes vont s'y laisser prendre. C'est justement ce côté sexy auquel Jacques Brosse, tel le bourdon, a été sensible. Et il a spécialement remarqué l'un des artifices préparés par la fleur : « la forme de la fleur est le prototype du brûle-parfums, elle n'a de senteurs qu'un vague reflet sucré qui n'est que l'ombre d'une odeur », même si apparemment, le côté olfactif des iris n'est pas celui qui lui paraît le plus séduisant. C'est d'ailleurs assez surprenant car le parfum des iris est une des caractéristiques de cette fleur à laquelle on est le plus sensible. Justement parce que le parfum fait partie de l'arsenal de séduction dont usent les femmes. D'ailleurs Gaston Bachelard, dans la préface à « L'Ordre des Choses » qu'il a écrite, s'en étonne : « (...) le regard pénétrant qui était la gloire de l'observateur va revêtir une certaine timidité ».

Dans la façon dont Jacques Brosse parle de la fleur d'iris on perçoit qu'il est un naturaliste érudit. Il n'en parle pas, évidemment, comme le ferait un simple observateur ; il n'en parle pas comme le ferait un poète ; il s'exprime avec une précision scientifique – le « regard pénétrant » distingué par Bachelard - , même si son langage est agréablement lyrique, même si l'on sent que pointe déjà l'orientation spirituelle qu'il donnera plus tard à sa vie. Comme quoi la rigueur scientifique n'interdit pas d'exprimer un ressenti très personnel. Cela aussi fait partie de l'ordre des choses !

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