25.11.18

À LA MANIÈRE DE... JEAN-CHRISTOPHE RUFIN 
(« LE GRAND COEUR »)


 « Le Grand Coeur » est un roman (à la télé on dirait in « biopic ») sur la vie d Jacques Coeur : un ouvrage passionnant, dont je recommande la lecture. 

Nous étions revenus à Bois-Sire-Amé quelques jours avant que le roi n'y vienne à son tour, vraisemblablement pour y passer l'été. Agnès avait souhaité le précéder afin de préparer son arrivée et veiller au confort royal dans un château qui n'était plus ouvert depuis le mois de septembre et notre retour à Chinon, et elle avait demandé à Charles que je l'accompagne pour superviser les travaux de remise en état. Ces journées, qui précédèrent la Pentecôte, furent parmi les plus heureuses que je vécus près d'Agnès. Sous un soleil délicieux, nous allions chaque jour faire une longue promenade auprès des étangs et ne rentrions au château qu'à l'approche de la nuit.

Comme à l’accoutumé Agnès s'enfermait chaque matin dans sa chambre pendant de longues heures , seule, pour prier à sa manière. Je n'ai jamais su quel était exactement le lien entre ces dévotes oraisons et la situation d'adultère, donc de péché, qui était la sienne auprès de Charles VII. Déjà, lors de notre précédent séjour en ce lieu paisible, nous avions abordé cette question un soir, au coin de la cheminée, alors que la douce chaleur nous alanguissait quelque peu, dans une pénombre propice aux confidences. J'avais compris qu'elle vivait sa situation de favorite comme une épreuve que le ciel lui imposait et qu'elle supportait donc comme une contrainte divine. Ses prières solitaires seraient donc des actions de grâce destinées à remercier Dieu de lui imposer un rôle ingrat auprès d'un prince pour lequel elle n'avait que répulsion. Lorsque après cela, fraîche et richement vêtue, elle réapparaissait dans les coursives, elle avait recouvré son humeur joyeuse et ses manières enjouées qui, si je ne me trompe, n'étaient qu'apparence et simulation.

Je remarquai cependant qu'à maintes occasions son regard s'obscurcissait. Des propos qu'elle me tenait je conclus qu'elle était inquiète. Non pas au sujet des ses filles, placées l'une dans la famille de Coëtivy, à Taillebourg, en Saintonge, l'autre chez un nourrice, quelque part du côté de St Fargeau, dans le Morvan, mais de son statut de favorite. Elle avait remarqué l'attitude de Charles ainsi que les manigances d'Antoinette de Maignelay. Je suis persuadé qu'elle sentait que son heure de gloire était passée et que le roi se détournait d'elle. Curieuse ambigüité des sentiments que d'un côté considérer sa position comme une mise à l'épreuve et de l'autre redouter le jour où cette épreuve allait cesser. Mais n'étais-je pas moi-même dans une situation analogue ? J'avais sur le roi une opinion franchement médiocre, conscient de sa duplicité et de sa cruauté, mais je continuais de le servir docilement et fidèlement.

C'est Agnès qui consistait chaque jour pour que nous fassions en tête à tête une promenade dans la campagne berrichonne. C'est ainsi que la veille nous étions partis en direction de Vorly, par la petite route qui relie le château au village, en passant à travers la forêt. Lorsque cette route atteint les prairies qui s'étendent derrière les chaumières, se trouve une mare qui sert aussi d'abreuvoir pour le bétail. Dans l'eau sombre fleurissent des iris dorés, ceux qui ont été pris pour emblème par Clovis et sont devenus ces fleurs de lys qui ornent le blason royal. Agnès s'est arrêtée pour les admirer. Poussé par un élan qui aurait sied davantage à une jouvenceau qu'à un personnage d'âge mûr, je me suis avancé vers les fleurs et, pataugeant péniblement, j'en ai cueilli une gerbe que j'ai déposée dans ses bras. Ce geste spontané l'a surprise. Elle est restée un instant interdite, puis elle a souri et ses yeux bleus et tendres se sont doucement remplis de larmes.

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