25.9.14

A LA MANIÈRE DE … Jules Barbey d’Aurevilly (Une vieille maîtresse)

Depuis la confession qu'il lui avait faite quelques jours auparavant, la vieille marquise de Flers se montrait plus affectueuse que jamais avec son futur gendre. Lorsque s'éteint l'anxiété, l'apaisement qui lui succède, avec la brusquerie et la violence d'un sentiment nouveau, s'accompagne d'une sorte d'euphorie très douce. Elle accueillit donc M. de Marigny avec un rien de familiarité quand il se présenta.

« Mon cher enfant, lui dit-elle dans un sourire, Hermangarde n'était pas de retour quand un commissionnaire s'est tout à l'heure présenté avec un énorme bouquet d'iris. J'ai donc été la première à pouvoir en profiter. Qu'est-ce donc que ces fleurs magnifiques que vous lui avez fait porter ?

Je me doutais bien, ma mère, que vous me poseriez cette question. Je vais devoir vous faire un nouvel aveu. Samedi dernier, en sortant d'ici, où je vous avais sans détour ouvert mon cœur, et encore tout bouleversé par ce que je venais de vous dire, je suis passé une nouvelle fois devant l'église St Philippe du Roule, dont vous savez maintenant quel rôle elle a joué dans ma destinée, et quelle importance elle tient maintenant dans ma vie. J'ai ressenti un irrésistible besoin de pénétrer de nouveau dans cet édifice et d'aller me recueillir un instant dans cette chapelle où j'avais suivi, comme vous le savez, cette Vellini qui devait devenir ma maîtresse. J'y pénétrai comme dans un rêve. Rien n'avait changé depuis ce fameux soir où je la vis agenouillée dans un éclatant rayon de soleil tombant en diagonale à travers la verrière. Mais devant la place qu'elle avait occupée, le soleil, ce soir-là, avait décoché une flèche dorée qui frappait un bouquet d'iris artistiquement disposé. Le reste de la chapelle restait dans la pénombre, et c'est le bouquet qui recevait toute la lumière. Il y avait des fleurs violettes, comme on en voit partout, mais aussi une tige d'un coloris dont la beauté et l'originalité me frappa. C'était un de ces iris dans vous avez pu voir à l'instant la couleur : un fond blanc entouré et piqueté de bleu. J'ai immédiatement pensé qu'il me fallait obtenir quelques tiges de cette admirable fleur pour les offrir à notre chère Hermangarde. Mais d'où pouvait venir cet iris ? Je fis le tour de la nef, à la recherche de quelque religieuse occupée à son ornementation à la veille du jour du Seigneur. Ce fut en vain. J'allais, désolé, sortir de l'église quand j'aperçus une toute petite sœur, de bleu vêtue, qui s'avançait en trottinant dans l'allée latérale. Je la rejoignis aussitôt et lui demandais l'origine des fleurs dont je venais de tomber amoureux. Elle m'expliqua qu'un habitué de l'église, un certain M. de Bure, apportait chaque semaine, à la saison, une gerbe d'iris provenant de ses terres proches de Paris. Elle semblait bien connaître ce paroissien amateur de fleurs et m'expliqua qu'il habitait dans le faubourg St Germain. Elle m'en donna même l'adresse, rue Hautefeuille, quand je lui eus expliqué la raison de mon insistance.

Dès lundi je me rendis chez ce monsieur. Je fus reçu avec une exquise courtoisie et cet homme aimable, au visage fin, avec le nez un peu long, mais un regard rêveur et une voix claire, se montra tout à fait accessible à ma requête. Il m'invita même à me rendre dans sa terre de Verrières le Buisson pour choisir à ma guise les fleurs dont je souhaitais faire le présent à ma bien-aimée. Dès le lendemain, donc mardi, je pris la route de Verrières en compagnie de mon ami le vicomte de Sérizy (1), que vous connaissez, et qui se pique de botanique quand il n'est pas de service dans le régiment de la garde royale.

 Vous n'imaginez pas ce que nous avons découvert dans cette campagne. Une profusion d'iris tous plus beaux les uns que les autres : un kaléidoscope de couleurs magnifiques. M. de Bure sélectionne lui-même les plus belle plantes qu'il découvre parmi les semis qu'il réalise chaque année. Il donne un nom à chacun de ces iris nouveaux. C'est ainsi que celui que j'admire le plus, celui découvert à St Philippe du Roule, a été baptisé « buriensis », dans un latin de sacristie qui fait sourire mon hôte. Il me proposa de faire mon choix parmi les merveilles de son jardin et de faire porter le bouquet chez vous dès aujourd'hui.

Il est de fait, s’extasia la marquise, que ces iris sont superbes et tout à fait nouveaux. Mais figurez-vous que j'ai bien connu la mère de votre nouvel ami de Bure ! Nous étions ensemble au couvent des ursulines en 1780. Nous avons continué de nous fréquenter jusqu'à la Révolution, mais par la suite nous nous sommes perdues de vue. Et voilà qu'elle réapparaît par la personne de son fils. Les gens de qualité sont, il est vrai, assez peu nombreux à Paris et notre société est si close qu'il n'est pas possible de s'ignorer bien longtemps. Elle était l’héritière d'une fameuse maison d’édition qui existait depuis le milieu du XVIIe siècle et qui a publié ces géants de la littérature que sont Molière, Racine, La Fontaine et quelques autres. Mais je crois que la Révolution a été plus ou moins fatale à cette illustre entreprise, comme à bien d'autres d'ailleurs, qui n'ont pas survécu au cataclysme. »

Le souvenir de cette sombre période, pour cette femme du XVIIIe, rembrunit un instant son regard toujours lumineux malgré l'âge. Il est toujours douloureux, quel que soit le moment, d'évoquer un passé que le temps a idéalisé et qui ne parait jamais aussi plaisant que lorsqu'il surgit brusquement des profondeurs de l'esprit où il avait été enfoui par les ans. La marquise resta pensive quelques instants pendant lesquels Marigny se garda bien d'intervenir.

 (1) clin d’œil et « cross-over ». Barbey d'Aurevilly parle du « comte de Cerizy ». J'ai préféré faire de ce personnage le « vicomte de Sérizy », que l'on rencontre chez Balzac (La Fausse Maîtresse, Un Début dans la Vie) et se situe dans le même milieu et à la même époque ! C'est plus amusant.

 Illustration : Le véritable iris « buriensis » est considéré comme perdu. Voici une photo d'un Iris plicata des débuts de l'hybridation, à qui devait ressembler tout à fait « Iris buriensis ».

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci Sylvain, un régal, encore une fois!

Loïc