27.12.19

DES NOUVELLES D'AMASYA

Entre les villes de Batoumi – en Georgie - , à l'Est, et de Sinope, à l'Ouest, le long de la mer Noire, s'étire une bande côtière où le plateau de Cappadoce s'incline vers la mer. On est maintenant en Turquie, mais dans l'Antiquité, c'était une région colonisée par les Grecs qui y ont fondé plusieurs cité prospères, soit en bordure de mer, comme les actuelles Trabzon (Trébizonde, dans l'ancien temps), Sinop (Sinope pour les Grecs) ou, surtout, Samsun (Amisos), soit plus haut dans les contreforts de la Cappadoce, comme Amasya (Amaseia en grec ancien). Amasya se situe dans la vallée encaissée du fleuve Yesilirmak, lequel se tortille dans la région avant de rejoindre la mer Noire. Dans l'Antiquité ce fleuve s'appelait l'Iris ! Voilà un nom bien prédestiné pour une rivière qui traverse la contrée d'où proviennent nos actuels iris tétraploïdes.

Pour que la ville d'Amasya trouve une place de premier plan dans le petit monde des iris il a fallu attendre la fin du XIXe siècle et les travaux de Sir Michael Foster, physiologiste et professeur à Cambridge, et fameux collectionneur d'iris. Il avait commencé par s'intéresser aux iris oncoclyclus, puis aussi aux iris spurias avec lesquels il se lança dans les hybridations interspécifiques. Il entreprit également l'hybridation de ce qu'on appelait alors les iris germanicas et obtint deux variétés restées célèbres : 'Mrs. George Darwin' et 'Mrs. Horace Darwin' qu'il baptisa en gage d'amitié avec deux de ses voisines. À propos de ces variétés on lit ceci dans The World of Irises : « Elles étaient blanches, la première avec une touche de doré dans la gorge qui la mettait au-dessus de toutes les autres. Elle avait aussi la particularité d'être très tardive ce qui la plaçait à son apogée quand la plupart des autres variétés avaient cessé leur floraison. Mais aussi belles que ces variétés puissent être, Foster était d'accord avec ceux qui disaient que de futures améliorations des iris barbus était impossibles , ou tout au moins improbables, sauf si de nouvelles espèces avec de nouvelles caractéristiques pouvaient être découvertes et utilisées comme parents. » Mais où trouver ces nouvelles espèces ? Foster avait entendu parler d'iris aux fleurs énormes (pour l'époque) que l'on trouvait en Asie Mineure. Il se mit donc en relation avec des missionnaires qui se rendaient alors dans ces régions dans un but religieux mais aussi scientifique. Il était en effet alors fréquent que des gens d'église profitent de leur mission pour herboriser, et bon nombre des plantes qui sont aujourd'hui fréquentes dans nos jardins proviennent de spécimens rapportés par des missionnaires. Les émissaires de Michael Foster lui ont envoyé des iris, des bons, des médiocres et des sans intérêt ; mais parmi les bons il y en eut qui révolutionnèrent le monde des iris barbus. Tout particulièrement une espèce découverte dans le nord dr l'Anatolie, dans la région d'Amasya et baptisée pour cette raison 'Amas'. En fait il y eut en Grande-Bretagne plusieurs arrivages de ces iris exceptionnels mais aucun n'a été précisément décrit et répertorié de sorte qu'on ne sait pas exactement lequel est à l'origine de quoi. Les variétés que l'on attribue à l'iris 'Amas' proviennent peut-être d'une autre plante, qui d'ailleurs était peut-être de la même espèce ! Toujours est-il que la renommée des ces iris d'Anatolie est revenue à 'Amas' et par contrecoup à la ville d'Amasya.

Foster réalisa de nombreux semis à partir de son 'Amas', mais ce n'est qu'après sa mort, en 1907, que ceux-ci ont été mis sur le marché, en même temps que d'autres hybrides de même origine obtenus par un ami de Foster, George Yeld. Citons parmi ces nouvelles plantes 'Caterina', 'Crusader' ou 'Kashmir White', de la production de Foster, et 'Halo' ou 'Neptune' de celle de Yeld. Toutes ces nouveautés n'étaient pas des chef-d'oeuvres et elles se sont révélées fragiles, souvent atteintes par la pourriture et assez peu rustiques. De plus presque toutes ces variétés étaient de couleur bleu-lavande ou violet. Elles ont néanmoins eu du succès en raison de leurs dimensions exceptionnelles et des espérances qu'on mettait en elles en vue d'un renouveau des iris barbus.

Il fallait bien de la persévérance et de la patience pour croire en ce renouveau car il ne s'est pas manifesté du jour au lendemain ! Les hybrideurs s'arrachaient les cheveux en constatant que les croisements réalisés entre ces iris d'Amasya et les iris d'Europe ne donnaient pas grand’ chose : presque pas de graines et des plantes, grandes, certes, mais stériles et sans autres qualités remarquables. Ce n’est qu’à la longue, après bien des essais infructueux, que l’on obtint des hybrides à la fois fertiles et beaux. Personne ne savait pourquoi. Un botaniste du nom de Strassburger avait bien, en 1882, observé la présence de chromosomes dans les plantes, mais cette découverte n’avait suscité aucun intérêt. Ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard que les premiers décomptes de chromosomes révélèrent la raison pour laquelle les iris balkaniques, et leurs rares hybrides féconds, étaient plus grands et plus beaux : ils avaient quatre paires de chromosomes au lieu des deux paires qui caractérisaient les iris anciens.

Pour bien expliquer ce phénomène, je n’ai rien trouvé de plus parfait qu’un texte signé de Ben Hager, l’hybrideur bien connu, publié dans la première partie d’un livre de photographies artistiques d’iris, « L’Iris », du néerlandais Josh Westrich. Voici cette explication :
« Tous les organismes vivants, plantes et animaux, se composent de cellules. Toutes les cellules possèdent une structure de base commune et comportent chacune un noyau. Dans une seule de ses entités infinitésimales se regroupent de nombreux chromosomes dont le nombre varie suivant les organismes. Les chromosomes portent une carte génétique qui contrôle le développement et les caractères du nouvel organisme après la fécondation. La cellule-œuf produit de nouvelles cellules en tous points identiques et destinées à former une structure entièrement rajeunie. Au moment où dans la fleur se forment les cellules reproductrices ou gamètes, le nombre de chromosomes est divisé en deux lots égaux mais avec, souvent, un brassage des caractères portés par les chromosomes. Des cellules mâle et femelle du même parent (autofécondation) ou provenant de parents différents, vont donner des cellules-œufs ayant un patrimoine génétique différent et produiront des plantes différentes. (…) »
" La nature préfère la simplicité. Les individus provenant de la fusion de deux lots réduits de chromosomes sont dits diploïdes. Mais les accidents arrivent : si, durant la formation des gamètes, les cellules ne réduisent pas correctement le nombre de chromosomes, l’œuf contient quatre jeux de chromosomes au lieu de deux. De telles cellules sont dites tétraploïdes ; du fait de l’accident auquel elles sont dues, elles possèdent tout en double ».

Pourquoi les premiers croisements entre les iris d'Amasya et les « anciens », originaires de nos contrées, ne donnèrent-ils que des plantes décevantes ? C’est que l’on avait mélangé des plantes tétraploïdes, les « nouveaux », avec des plantes diploïdes, les « anciens ». D’où l’obtention de plantes triploïdes (un lot de chromosomes du parent diploïde et deux lots de chromosomes du parent tétraploïde), qui sont presque toujours stériles. Et si des croisements plus tardifs se sont révélés superbes et fertiles c’est qu’ils étaient, toujours accidentellement, tétraploïdes, par le fait d’un gamète non réduit chez un parent diploïde. Mais personne n'était au courant de cela dans les années 1890 au moment des tentatives de Foster et de ses émules.

Par bonheur l'accident décrit ci-dessus s'est produit suffisamment souvent pour que la tétraploïdie des iris d'Amasya s'installe de façon stable et que les variétés obtenues à partir des années 1920 soient toutes tétraploïdes et associent les qualités des iris d'Anatolie et celles des hybrides européens, donnant naissance aux iris que nous connaissons aujourd'hui.

Voilà pourquoi l'on doit tant aux plantes récoltées par les missionnaires évangélisant les confins de l'empire ottoman. Voilà pourquoi la région d'Amasya et les rives du fleuve Iris (quelle coïncidence!) peuvent être considérées comme le berceau de l'iridophilie moderne.

Illustrations : 

 'Faustine' (Lémon, 1858) -variété diploïde 


'Amas' (Foster, 1885) 


 'Caterina' (Foster, 1909 ) 


 'Asia' (Yeld, 1920)

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