14.5.22

DE LA BARBE AUX ÉPERONS

Au mois de mars 2006 – seize ans déjà – Irisenligne a publié un article intitulé « Extension du domaine de la barbe », un titre houelbecquien qui n’annonçait pas quelque chronique sulfureuse mais s'adaptait fort bien au sujet qui y était traité. Cet article va réapparaître cette semaine, un peu remanié pour tenir compte du développement de son thème : la barbe et ses extensions. 

 La nature ne manque jamais d’imagination quand il s’agit d’assurer la perpétuation des espèces. Pour certains iris, ceux qui sont dits « eupogons » ou « pogoniris », qui sont ceux dont on parle le plus souvent ici, elle a préparé un leurre étonnant pour convaincre les insectes, et en particulier les gros bourdons qui sont seuls suffisamment volumineux pour pouvoir se charger du pollen de la plante, d’entrer jusqu’au cœur de la fleur. Elle a d’abord créé pour eux une vaste piste d’atterrissage : les sépales, mais pour mettre toutes les chances de son côté, elle a ajouté des guides fallacieux : les barbes. Elles ont l’apparence de ces champs d’étamines où les insectes savent instinctivement qu’ils vont trouver du délicieux nectar. Ils vont donc se poser sur ce champ, mais là, point de nectar, point de pollen non plus. Alors ils s’enfoncent plus avant vers le cœur de la fleur en suivant cette ligne conductrice toute tracée. Ils trouveront enfin ce qu’ils recherchent, mais au passage ils seront passés sous les anthères des étamines, auront provoqué leur inflexion et reçu sur leur dos poilu le pollen de la fleur. Ce pollen, ils le déposeront tout aussi involontairement sur les lames des stigmates de la fleur dans laquelle ils pénétreront ensuite. La fécondation croisée se trouve assurée par cet astucieux système pour lequel la fleur à fait preuve d’une rouerie admirable. 

 Les barbes auraient pu en rester là : assurer le cheminement des bourdons. Mais les hommes, lorsqu’ils ont commencé à jouer eux-mêmes le rôle du bourdon pour ne polliniser les fleurs que dans le sens qu’ils souhaitaient et améliorer par l’hybridation les iris à barbes, ont compris que ces appendices pouvaient présenter un intérêt esthétique. Ils en ont fait un sujet de recherche et d’approfondissement. 

 A vrai dire, aux débuts de l’hybridation, les barbes n’ont pas particulièrement fait l’objet de l’attention des hybrideurs. Elles étaient blanches, ou jaunes, et c’était très bien comme ça : la couleur tranchait bien par rapport à celle des tépales et de ce fait constituaient un guide parfait. Il a fallu attendre les années 1940, et l’apparition du facteur « mandarine » pour que l’on commence à s’intéresser aux barbes en elle-même. Ce fut avant tout pour tenter de transférer les barbes mandarines vers des fleurs d’une autre couleur ; Les premiers résultats intervinrent quand des iris violets furent ornés de barbes mandarines. Ce fut le cas pour 'Enchanted Violet' en 1958. Mais pour obtenir un vrai bleu avec des barbes vraiment rouges, il fallut encore attendre longtemps, peut-être jusqu’à 'Actress' (Keppel 1976) ou 'Vivien' (Keppel 1979) ! Entre-temps, les barbes mandarines avaient envahi des fleurs de bien d’autres couleurs : rose, bien sûr, mais aussi amarante, blanc, jaune… Un peu plus tard, même le noir : 'Night Game' (Keppel 1996) a été ainsi agrémenté. Il en a été de même pour la plupart des associations de couleurs ou de teintes, jusqu’à ces fameux iris que l’on qualifie de tricolores (pétales blancs, sépales bleus, barbes rouges) dont la famille Cayeux s’est fait une spécialité – 'Parisien' (1994), 'Ruban Bleu' (1997), mais pour lesquels les Américains ne sont pas longtemps restés à la traîne - voir 'Gypsy Lord’ (Keppel 2005). 






 Le travail sur la couleur des barbes ne s’est pas arrêté aux barbes mandarines. Des couleurs originales sont apparues, bleu nuit entre autres, comme le célèbre 'Evening Echo' (Hamblen 1977) ou 'Codicil' (Innerst 1985) ; moutarde, bronze – 'Touch Of Bronze' (Blyth 1983)… Mais le défi le plus difficile a sans doute été d’introduire des barbes bleues dans des iris jaunes ou roses. Le résultat est aujourd'hui acquis. 


 Mais certains se sont dit que ces barbes, quelle qu’en serait la couleur, pouvaient être un attrait supplémentaire soit parce que leur importance pouvait donner du caractère à une fleur, soit, au contraire, parce qu’en se faisant discrètes elles permettaient d’attirer l’attention sur les autres qualités de la fleur. De là est né le souci de jouer avec l’importance des barbes. Certains cultivars se présentent avec des barbes proéminentes, épaisses, vivement colorées, d’autre à l’inverse ne sont dotés que de barbes infimes dans les tons de la fleur, pour passer presque inaperçues. Tel fut le cas, par exemple  de 'Close Shave' (Duane Meek, 1994) qui porte fort bien son nom puisque ses barbes sont quasi inexistantes ou de 'Chenille' (Keppel, 2010) dont les énormes barbes minium s’étalent sur le plastron ivoire des sépales. 



 Cependant le véritable développement de la barbe a eu lieu quand, au début des années 60, Lloyd Austin et ses émules ont entrepris de tirer parti de certaines excroissances originales apparues sur les barbes. Austin a dit qu’il avait débuté ses recherches sur les barbes à partir de deux semis provenant de cette origine qu’il avait remarqués chez son voisin Mitchell L’un de ceux-ci a été baptisé 'Advance Guard' (1945) et fut très certainement le premier du genre à porter un nom. Pourtant les iris à barbes n’étaient pas nouveaux puisque les tout premiers seraient apparus chez Henry Sass dans les années 30 ! Cependant, à cette époque, cela était considéré comme une anomalie et systématiquement rejeté. C’est bien à Lloyd Austin qu’on doit d’avoir su tirer avantage de ces malformations. 


 Dès le début, il a essayé d’apporter à ces nouveautés toutes les améliorations qui étaient possibles, de manière à ce que les éperons et autres pétaloïdes, confèrent aux fleurs une personnalité excitante mais aussi esthétique. C’est lui qui a inventé l’expression « Space Age » pour désigner ces nouveaux iris, leur attribuant du même coup une identité synonyme de modernité. Le premier des SA qu’il a enregistré s’appelle 'Unicorn' (1952), et c’est aussi un plicata. Beaucoup de temps et beaucoup d’efforts plus tard, les SA ont conquis leur place dans le monde des iris. Mais il a fallu que les promoteurs de ces fleurs vainquent bien des résistances et bien des doutes. C’est avant tout à Monty Byers, le génial obtenteur californien, que l’on doit le fait qu'ils aient aient été enfin reconnus. La consécration en ce domaine lui est venue post mortem quand 'Conjuration' (1989 – DM 98), puis 'Thornbird' (1989 – DM 97) et 'Mesmerizer' (1991 – DM 2002) ont décroché la Médaille de Dykes. 


 Aujourd’hui les iris 'space age' n’ont plus guère de détracteurs. Il faut dire qu’ils ont fait des progrès gigantesques et que le principal de leurs défauts à été surmonté. Il s’agit de ce que très souvent l’extension des barbes exerce des tensions sur les sépales qui déforment ces derniers de manière très inesthétique. Mais les obtenteurs ont éliminé les semis ainsi martyrisés pour ne retenir que des fleurs de belle apparence. 

 Au début, les extensions n’étaient que des éperons, prolongations des barbes par une pointe plus ou moins redressée, apparentes surtout sur les fleurs du haut de la tige, mais moins évidentes sur les fleurs inférieures. Puis vinrent des appendices plus développés, se terminant par des excroissances plus larges, sortes de cuillères. On a trouvé aussi de longs filaments dressés vers le ciel (comme sur 'Spooned Blaze' (Austin, 1964), puis des pétaloïdes plus ou moins larges et de formes variées. Tous ces développements apportent et apporteront encore quelque chose d’intéressant puisque cela va dans le sens d’une multiplication des pièces florales, sorte de modèle « flore pleno » des iris. 'Mesmerizer' est une bonne approche de ce modèle, mais des iris plus récents sont encore plus près de la définition, 'California Dreamin’ '(G. Sutton 2003) en est un nouvel exemple. 


 De nos jours de nombreux hybrideurs enregistrent des ‘space age’ dont les appendices prennent des formes de plus en plus diversifiées. Le slovaque Ladislaw Muska a donné l'exemple. Parfois les pétaloïdes ont un peu l’aspect d’un champignon (girolle ou mousseron), avec un pied étroit et un chapeau en trompette aplatie, à d'autres moments ce sont de larges quasi-pétales assortis à la couleur des sépales. Aux USA, l'obtenteur Leonard Jedlicka a découvert dans ses semis de véritables pompons très prometteurs, malheureusement les plantes porteuses de ces excroissances , uniformément d'un rose terne, ne garantissent pas un véritable avenir à ce phénomène. Cependant le travail d'hybrideur exige de la patience et de la suite dans les idées. C'est pourquoi il a pris récemment un développement auquel personne ne s’attendait : taille, couleur, appendices constituent maintenant des champs d’expériences très diversifiés, qui démontrent que la modification des fleurs d’iris n’est pas sur le point de s’arrêter.


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